Interview
Texte: INTERVIEW: ROBERT GLOY

«Les femmes prennent des médicaments dont les doses ont été fixées en fonction des hommes»

ALEXANDRA KAUTZKY-WILLER est la pionnière européenne de la médecine de genre. Selon elle, les questions liées au sexe doivent être prises en compte pour des diagnostics et des traitements plus justes.

Une femme a davantage de risques de mourir à la suite d’une crise cardiaque. Mais un homme meurt plus facilement du Covid-19 qu’une femme. Comprendre ces différences, tel est l’objectif de la médecine du genre.

Cette jeune discipline, née dans les années 1980 aux États-Unis, a encore du mal à se faire entendre. Ainsi, la plupart des médicaments sont toujours largement testés sur des hommes, tout en sachant que leur organisme fonctionne différemment de celui des femmes. La chercheuse autrichienne Alexandra Kautzky-Willer – détentrice depuis 2010 de la première chaire consacrée à cette discipline en Europe – nous fait découvrir les enjeux de cette médecine encore largement méconnue dans les pays francophones.

IN VIVO / Comment peut-on définir la médecine du genre ?

AKW / La médecine du genre s’intéresse aux différences biologiques qui existent entre les organismes de sexe différent et leurs conséquences sur le développement de maladies, ainsi que sur l’efficacité des médicaments. Depuis les années 1980, plusieurs études ont montré qu’un traitement testé sur un homme n’a pas forcément les mêmes effets chez une femme. De même, certaines pathologies se développent différemment selon le sexe. Mais la discipline s’intéresse également au genre, c’est-à-dire à la dimension culturelle et sociale liée au sexe biologique. Plus récemment, la médecine du genre a pris aussi en compte l’épigénétique, l’impact de facteurs extérieurs – comme l’environnement, l’alimentation ou le mode de vie – sur le fonctionnement des gènes. En tant que chercheurs, nous regardons comment ces facteurs agissent selon le sexe.

IV / Quelles sont les différences principales entre les hommes et les femmes qui expliquent les variations d’efficacité d’un médicament ?

AKW / L’activité des enzymes – ces protéines qui règlent les réactions chimiques dans le corps – varie énormément entre un organisme masculin et un organisme féminin. Par exemple, les hommes ont un processus de digestion plus rapide, puisque leur organisme produit plus de bile, ce qui élimine plus rapidement les nutriments dans l’estomac. De même, l’activité métabolique du foie et des reins est plus lente chez les femmes. Le corps d’un homme contient davantage d’eau, ce qui favorise l’efficacité d’un médicament hydrosoluble, comme certains antihypertenseurs. De leur côté, les femmes ont plus de matière grasse, ce qui leur permet de stocker des médicaments liposolubles – comme certains médicaments psychotropes – plus longtemps.

IV / Quelles conséquences concrètes ont été observées ?

AKW / L’aspirine protège davantage une femme d’un premier AVC, un homme d’une crise cardiaque. Mais des études ont montré que les femmes ont 1,5 fois plus de risques de subir les effets secondaires d’un médicament que les hommes. Ainsi, avec ce médicament, les femmes souffrent en plus d’un risque de saignements accru. De manière générale, ces risques concernent la majorité des catégories de médicaments et chaque discipline en médecine. Un autre exemple : pour traiter le diabète, de nouveaux traitements permettent d’éliminer de grandes quantités de glucose par l’urine, ce qui réduit le taux de glycémie, mais aussi les problèmes de surpoids et les troubles cardiovasculaires. Toutefois, le glucose entraîne chez les femmes un risque plus élevé de développer des champignons dans les parties intimes et même, dans certains cas rares, des hyperacidités qui peuvent se révéler mortelles.

IV / Quel rôle jouent les hormones ?

AKW / La compréhension du fonctionnement de l’œstrogène et de la testostérone dans l’organisme est essentielle pour la médecine du genre – ce sont ces hormones qui déterminent le sexe biologique. Il est toutefois important de comprendre que l’activité de ces deux hormones – qui se retrouvent d’ailleurs chez les deux sexes – est très complexe. De plus, le ratio entre l’œstrogène et la testostérone varie au cours de la vie : dans l’utérus, les différences sont grandes entre les garçons et les filles. Elles s’estompent à la naissance et gagnent de nouveau en importance au moment de la puberté. À partir de la ménopause, le ratio d’hormones masculines devient dominant chez les femmes, entraînant un risque accru de développer des maladies cardiovasculaires, s’approchant de celui des hommes.

IV Mais l’activité des œstrogènes semble aussi avoir des bénéfices pour les femmes…

AKW / Tout à fait. Ces hormones permettent aux femmes d’avoir un meilleur système immunitaire que les hommes. Par exemple, l’organisme féminin est mieux protégé contre des maladies virales car il développe plus d’anticorps et de lymphocytes T. Des études sont en cours pour comprendre exactement les causes de ces avantages biologiques dont bénéficient les femmes.

IV / Les facteurs sociaux jouent aussi un rôle, comme le montre l’exemple du Covid-19.

AKW / La pandémie de Covid-19 a révélé une probabilité plus élevée pour les hommes de développer des formes graves de la maladie ou d’en mourir. Pourtant, les facteurs biologiques ne suffisent pas à expliquer ce phénomène, étant donné que les femmes sont plus exposées au virus que les hommes. Ainsi, dans les pays occidentaux, les femmes représentent jusqu’à 70% des effectifs dans les métiers du soin. Il est alors probable que les comportements jouent aussi un rôle. Plusieurs études ont par exemple montré que les femmes ont tendance à davantage respecter les consignes des autorités et donc les gestes barrières. Une autre question concerne l’accès aux tests : une étude a montré que les femmes dans les pays qui favorisent l’égalité des se font tester plus facilement. C’est un bon exemple de la complexité des questions auxquelles la médecine de genre essaie de trouver des réponses.

IV / Depuis les années 1990, il est obligatoire, aux États-Unis et en Europe, d’inclure des femmes dans les tests cliniques. Pourquoi y a-t-il encore tant de différences entre les sexes par rapport à l’efficacité des médicaments ?

AKW / Aujourd’hui, le taux de participantes lors d’études cliniques est en moyenne de 35% seulement. La raison : les mesures de sécurité sont si élevées que toute femme souhaitant participer à un test clinique doit suivre un protocole strict pour éviter toute grossesse. Par conséquent, les laboratoires privilégient des femmes qui ont déjà eu la ménopausées. Pourtant, les résultats ainsi obtenus ne s’appliquent pas automatiquement aux femmes plus jeunes, car les taux d’œstrogène ne sont pas les mêmes, ce qui explique le risque d’effets secondaires qu’elles peuvent subir.

IV / Et qu’en est-il de rédiger des consignes différentes selon le sexe sur les boîtes de médicaments ?

AKW / À ce jour, il n’y a qu’un seul somnifère qui différencie ses consignes selon les hommes et les femmes. C’est la Food and Drug Administration (FDA) aux États-Unis qui les a rendues obligatoires. Cependant, l’Agence européenne des médicaments ne les a pas retenues. Le constat est donc toujours le même : les femmes prennent des médicaments dont les doses ont été fixées majoritairement en fonction des hommes.

IV / Depuis 2010, vous occupez la chaire de médecine du genre de l’Université de médecine de Vienne. Quelles avancées avez-vous observées dans votre domaine ces dix dernières années ?

AKW / Certaines connaissances acquises par la discipline se trouvent aujourd’hui dans les manuels de médecine. Par exemple, les étudiants apprennent que les symptômes d’une crise cardiaque ne sont pas forcément les mêmes chez les femmes. Contrairement aux hommes qui souffrent de douleurs aiguës dans la poitrine, les femmes ont souvent du mal à localiser et à décrire leurs souffrances, ce qui rend le diagnostic plus difficile. C’est pour cette raison qu’une femme a plus de risques de mourir à la suite d’une crise cardiaque qu’un homme, comme l’a montré une étude américaine publiée en 2016. Un autre exemple : on sait aujourd’hui que les tumeurs à l’origine d’un cancer du côlon se développent davantage dans la partie droite du gros intestin chez la femme (chez l’homme, elles se trouvent dans la partie gauche qui est plus facilement accessible). Mais, de manière générale, ces connaissances propres au sexe ne se traduisent pas encore assez dans les pratiques médicales. Le chemin est encore long.

IV / Les questions liées au genre ont connu une reconnaissance croissante dans le débat public ces dernières années. Quelle position prend la médecine du genre dans ce contexte ?

AKW / Pour comprendre son positionnement, il faut savoir que la discipline trouve ses origines dans le mouvement des droits des femmes qui s’est développé dans les années 1980. L’idée était d’améliorer les conditions de santé des femmes, considérées comme désavantagées par rapport aux hommes. Depuis les années 2010 environ, la médecine du genre se fait parfois reprocher, par des sciences sociales, de trop se focaliser sur les différences biologiques entre les sexes. Il y a une certaine tendance qui consiste à « nier » ces différences pour davantage se concentrer sur le genre. Ma position là-dessus est claire : les différences biologiques entre hommes et femmes existent et elles doivent être prises en compte dans la prise en charge médicale. Mais cela n’exclut en aucun cas les autres questions liées au genre, comme l’intersexualité ou la transsexualité. Ainsi, à Vienne, nous étudions l’impact des hormones du sexe opposé chez les personnes transgenres. Le but de la médecine du genre est de créer une pratique médicale plus juste et plus individualisée pour tout le monde. /



Partagez:

 
 
 

Biographie

Alexandra Kautzky-Willer est professeure de médecine de genre à l’Université de médecine de Vienne depuis 2010. Ses recherches portent sur une meilleure compréhension de l’activité des hormones (endocrinologie), ainsi que sur le diabète afin d’améliorer la prise en charge de cette maladie selon le sexe et le genre des patients.