Interview
Texte: Propos recueillis par Béatrice Schaad
Photo: Daniel Beres

«En marchant, j'ai semé ma douleur»

L’auteur parisien Sylvain Tesson avait fait du voyage, sa vie, jusqu’au jour où une chute le cloue sur un lit d’hôpital. Il se fait alors la promesse de traverser la France à pied s’il a la chance de se remettre. Hôpital, apprentissage de la faiblesse et chemins de la rémission: Sylvain Tesson évoque tour à tour chacun de ces thèmes.

En 2014, vous faites une chute, vous souffrez de 20 fractures et restez alité pour deux mois à l’hôpital de la Pitié Salpêtrière, à Paris. Vous dites avoir frôlé «l’extinction des feux». Trois ans plus tard, quel souvenir gardez-vous de l’hôpital?

J’en garde un souvenir amputé, j’y suis resté deux mois, mais j’ai quasiment quatre semaines d’amnésie partielle. Cela dit, le goût que je conserve de l’hôpital est excellent, j’ai été beaucoup plus sujet à la douleur en sortant. Il est vrai qu’il ne m’est pas arrivé des choses très graves par rapport à certains. J’ai vécu des fractures, des morceaux de côtes dans le cœur, des vis dans le crâne: c’est embêtant, mais il y a pire. Et je n’ai jamais souffert parce qu’il y avait les antalgiques. L’intervention médicale dans le champ de la douleur, de l’anesthésie, me semble bien supérieure à la création de la machine à vapeur ou l’invention du sèche-linge ou de tous ces trucs modernes. Quand on essaie de définir la modernité sur un plan philosophique, on parle généralement de l’accélération numérique, or, la modernité, la vraie, c’est cela: permettre à un certain nombre de patients de moins souffrir. à l’occasion de ce voyage dans le tunnel de Jérôme Bosch (référence à une œuvre du peintre néerlandais, ndlr), je me suis rendu compte que tout le monde court après la définition du bonheur, or après avoir été confronté à ces problèmes on se rend compte que la douleur physique est la pire de toutes les douleurs. Je ne peux plus fermer l’œil à cause d’une fracture au crâne, ça fait très mal parce que ce nerf est directement connecté au cerveau. On m’a greffé une feuille d’or qui me permet d’abaisser la paupière: 18 carats à l’intérieur de la paupière, car c’est le seul métal que l’organisme humain supporte. En somme, maintenant que j’y pense, je me suis permis de passer de l’or en Suisse hier, incognito.

Vous dites avoir commencé à souffrir en sortant de l’hôpital?

En sortant, j’ai passé une année difficile. D’autant qu’après je suis parti faire une traversée de la France à pied. Un an, jour pour jour après ma chute, alors que c’était beaucoup trop tôt. J’avais mal partout, j’étais enflammé en permanence quand je marchais. Si j’étais tombé à l’eau, pendant cette marche, j’aurais pollué chimiquement la rivière, j’étais un laboratoire ambulant.

Vous aviez besoin de ce défi: traverser la France à pied?

Je voulais absolument mettre un point final à tous ces petits malheurs par une marche. Je voulais ça, c’était une obligation pour moi.

Est-ce que l’on se soigne par la marche?

On se soigne physiquement déjà parce qu’on s’assèche, on se remuscle. Il y a un bénéfice physiologique et un bénéfice moral. Qu’est-ce que la marche? C’est une petite conquête de quelques kilomètres, de basse intensité. Et vous ne nuisez pas. Vous ne remportez pas une victoire en mettant un coup de massue sur la tête de votre voisin, vous ne volez rien, vous ne prenez rien. Cela vous permet de ne pas subir, car vous êtes libre. Libre de votre temps, de votre direction. Pour moi, ça a été merveilleux et je me suis relevé comme ça.

Vous dites aussi qu’il vous a fallu un accident pour prendre conscience de ce dont vous disposiez. N’est-ce pas une position très morale: pas de conscience sans souffrance?

Pourquoi n’est-on pas en ce moment près du lac en train de fermer les yeux, de se laisser caresser par le vent et le soleil? Parce que nous pensons que nous allons vivre éternellement. Sinon nous serions ailleurs à jouir du soleil, du vent, de l’eau. Nous sommes fous, en fait. Quand vous êtes alité, vous vous dites: «Mais mon Dieu, comment ai-je pu laisser passer tous ces instants, j’aurais dû jouir de tout ça en permanence.» La souffrance est un rappel à l’ordre. Il ne faut pas gâcher votre part de temps, rapide, sur Terre. Il ne faut pas gâcher ce que vous avez et notamment vos proches, le penchant de l’homme est de mépriser ce qu’il a, et de vouloir ce qu’il n’a pas. J’enfonce des portes ouvertes: mais le fait est que tout à coup vous avez cette chance d’avoir un chiffon rouge qui vous est agité devant les yeux et qui vous dit «n’oublie pas que tu as ces gens près de toi, n’oublie pas que tu possèdes le soleil, n’oublie pas que tu possèdes le vent, n’oublie pas de vivre».

Et depuis que vous êtes rétabli, avez-vous réussi à préserver cette conscience?

C’est tout le problème: la vie hors de l’hôpital consiste à tenir les serments qu’on s’est faits dans son lit de malade. Il faut être digne de la personne que l’on fut alité, sinon c’est une trahison après la chute. J’essaie en tous les cas de tenir les promesses que je me suis faites à l’époque. Je jouis davantage de l’existence, mon thermostat d’intensité d’appréciation des choses a monté.

Vous écrivez que face, à l’accident, il faut n’exprimer ni révolte ni résignation. Il conviendrait plutôt d’«inventer un nouveau solfège de l’existence, une manière de continuer le voyage en compagnie d’une deuxième personne, la faiblesse». C’est ce que vous avez fait?

Je n’ai pas acquis de sagesse, j’aurais aimé. En revanche, ma vie a changé, l’accident m’a déterminé biologiquement, je vais moins vite, j’ai moins de souffle, mes poumons sont moins en forme, je ne peux plus boire une goutte d’alcool, je suis épileptique donc je dois faire très attention à la régularité du sommeil. Tout cela fait que je n’ai plus le même rythme de vie que j’aimais bien, une vie de mauvais garçon noctambule parisien. C’est un assagissement qui ne vient pas de la sagesse mais de l’obligation biologique à des fins médicales.

Accepter sa propre faiblesse, c’est une forme de sagesse, non?

Non, vous confondez une contrainte avec un choix. La sagesse, c’est d’aller tout à coup vers une modification de vous-même et une métamorphose parce que vous avez tiré une conclusion. Moi, je suis obligé de composer avec un nouveau rythme. Je ne suis pas révolté parce que je suis le seul responsable de ce qui m’est arrivé. Je suis tombé d’un toit alors que j’étais ivre. Mais je ne me suis pas résigné, j’ai réinventé un rythme, j’accepte parfois qu’on m’aide, j’accepte d’être en queue de colonne, en 2e de cordée, d’être le dernier dans la troupe, chose que j’ai toujours détestée. Jusqu’à mon accident, j’avais un côté un peu chien fou. C’est ça que j’appelle l’acceptation. J’ai beaucoup de douleurs avec lesquelles j’apprends à vivre.

Alphonse Daudet avait donné un nom à sa douleur, il l’appelait «la Doulou», il avait attrapé sa maladie – la siphyllis – agréablement et il la mettait à distance en la nommant comme on le fait d’un objet.

Moi, je crois à la vertu de l’oubli. C’est par exemple la 1e fois depuis trois ans que je me confie à ce point. Je déteste l’idée de s’installer dans l’observation de soi. L’obsession, l’exposition, l’explication permanente de sa maladie est très mauvaise, c’est un entretien de la douleur. D’où la volonté de faire de la marche. Cela n’était pas du tout une bonne idée de partir à peine un an après mon accident et de dormir dehors sur un tapis à même le sol, c’était idiot mais en un sens salvateur. En marchant, j’ai semé ma douleur.

Vous décririez-vous comme un résilient?

Qu’est-ce que c’est que la résilience, j’entends ce mot partout… je ne l’utilise jamais. Il m’énerve un peu ce mot, parce que j’ai l’impression qu’il appartient à l’arsenal managérial, global, digital. Des mots marqués «bling bling» qui font mine d’incarner des concepts. Aujourd’hui, vous vous faites une entorse à la cheville, vous vous retournez un ongle ou vous devez être amputé de la jambe: on vous parle de résilience. Il n’y a plus de degré dans l’utilisation de ce mot, et on ne sait plus de quoi il s’agit.

Vous préférez celui de rémission? Quels en sont les indices? Quand sait-on que l’on remonte?

Un indice me semble flagrant: c’est quand tout à coup le monde cesse d’être enclos dans votre lit. Pour le malade, le monde commence à son oreiller et s’arrête à ses pieds. Et puis tout à coup, un jour, vous entendez une autre souffrance que la vôtre. Cela peut être un indice de la rémission. Dans mon cas, je me souviens qu’on était en plein mouvement de déchaînement des musulmans radicaux de Daech, de l’état islamique, quand ils ont montré leur effroyable cruauté. Le courage de ceux qui leur résistaient était fantastique, ils mouraient en nombre, lâchés par l’Occident, par le double jeu turc, enfin l’horreur. À partir du moment où vous apercevez qu’il y a un échelonnement dans la douleur, et que la vôtre n’est pas au pinacle, c’est un indice qu’une rémission a commencé.

C’est une accumulation d’indices qui constituent une forme de guérison?

J’ai eu de la chance d’avoir un autre indice de rémission, moins intérieur, moins frappant, moins solennel que celui de la prise en compte de la douleur des autres, qui était la lecture. J’aime beaucoup les livres, je suis un grand lecteur, les livres m’ont beaucoup aidé quand j’étais à l’hôpital. Je lisais, je lisais, je lisais… J’éprouvais un plaisir à lire, mais mon cerveau n’était encore que dans une capacité de jouissance immédiate, c’est-à-dire médullaire, organique. C’était comme si tout à coup les anémones de mer étaient capables de lire. J’éprouvais un petit contentement, je filtrais le plancton. Mais il ne m’en restait rien. Et puis, tout à coup, mon cerveau s’est souvenu.

Les livres comme la marche, écrivez-vous, vous ont permis de «rester debout»?

Bien sûr, c’est merveilleux, quel bonheur… recommencer à imaginer la beauté de la langue, de la musique, voyager, partir, c’est tellement merveilleux, et parallèlement, pardon, je vais être très dur, mais je trouve abominable l’installation de la télévision dans les chambres d’hôpital, c’est même une folie médicale. Moi, j’étais dans une chambre à deux, avec un camarade, il voulait regarder la télévision, moi je ne voulais pas. Or, c’est celui qui veut la télévision qui obtient le droit, en France. Du coup, moi je subissais la télévision alors que lui n’a jamais à subir le silence. Vous voyez qui c’est Nabilla? J’ai eu pendant deux jours à la subir, car elle avait fait des frasques quelque part. Je me disais: c’est terrible j’ai vu la nuit, je suis en train de revoir la lumière du jour, je suis en train de revenir à la vie, et voilà que… je me mettais des boules quiès jusqu’à la glotte à cause de Nabilla.

Vous avez écrit cet aphorisme: il faut toujours demander à une situation l’autorisation de la retourner.

J’aime bien jouer avec les mots. On a subi une adversité, maintenant on va lui faire une prise de judo. Oui, ce n’est pas faux, j’ai retourné le sort. Mais sans demander l’autorisation. ⁄



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«La souffrance est un rappel à l’ordre qu’il ne faut pas gâcher sa part de temps sur Terre.»

Sylvain Tesson

Biographie

Sylvain Tesson est un écrivain voyageur français, né à Paris en 1972. Prix Goncourt pour Une vie à coucher dehors, Prix Médicis pour Dans les forêts de Sibérie, il est l’auteur de livres enchanteurs comme Berezina et Sur les chemins noirs, récit de son tour de la France rurale entrepris une année après un grave accident.