Interview
Texte: Bertrand Tappy
Photo: Philippe Gétaz

"Je vous le jure, je n'étais absolument pas amateur de romans policiers dans ma jeunesse!"

A l'heure de son départ à la retraite, le prof. Patrice Mangin, directeur du Centre universitaire romand de médecine légale, retrace son parcours qui l'a mené aux 4 coins du monde, entre Vatican, Strasbourg et Palestine.

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Les planches de bande dessinée sont publiées avec l'aimable autorisation de "La Revue dessinée" (www.larevuedessinee.fr), un formidable trimestriel pour les amoureux de journalisme et de bande dessinée. Les planches sont celles de l'enquête menée autour de l'assassinat du juge Borrel, enquête à laquelle a participé le prof. Patrice Mangin dans les années 90.

Lady Di, Yasser Arafat, les affaires Tornay et Ségélat... Écouter Patrice Mangin revient à parcourir le recueil des plus grandes affaires juridico-médiatiques de ces dernières années. Mais si aujourd'hui la réputation du professionnel n'est plus à faire, l'histoire de l'homme réserve quelques surprises: "Je vous le jure, je n'étais absolument pas amateurs de romans policiers dans ma jeunesse! Je ne me suis pas tournée vers la médecine légale pour ça. Ce qui m'a séduit, c'est le goût du raisonnement. Alors qu'un médecin doit aider son patient à se projeter dans l'avenir, le légiste fait exactement l'opposé: le cadavre ne parle pas, et il faut pourtant parvenir à remonter le temps avec ce que son corps raconte..."

Au moment de se souvenir de ses débuts dans la médecine légale dans le Strasbourg des années 70, Patrice Mangin saupoudre le récit d'une touche de cet humour particulier qui caractérise tous ceux qui entretiennent une relation intime avec la mort. "Il y a 40 ans, nous étions vu comme des personnes un peu particulières, même si nous n'étions depuis longtemps plus à l'époque de la médecine légale "foraine" d'autrefois, qui venait directement sur place avec la planche et les couteaux à viande." Entre noyades et homicides, une certaine routine s'installe rapidement. "Je ne me souviens d'ailleurs pas de mon premier cas. La preuve que j'étais préparé ! "

"Je vais vous dire une chose: chez les tout-puissants, c'est toujours le même cirque. Ca peut être des radios qui disparaissent du jour au lendemain comme l'enquête sur l'assassinat de JFK, des mélanges d'éprouvettes ou des décisions inexplicables."

Dès les années 80, les innovations s'enchaînent rapidement en biologie et en toxicologie, où les examens se font plus rapides et plus précis. C'est d'ailleurs dans ce domaine que Patrice Mangin décide de se spécialiser en se lançant dans un nouveau doctorat. La fin de ses études coïncidera quasiment avec une révolution destinée à changer le profil de la médecine légale: l'apparition des tests d'ADN. "Je me rappelle encore les questions éthiques que ces progrès ont très rapidement soulevées : que pouvions-nous rechercher? Que fallait-il regarder en premier : la couleur de la peau de l'agresseur ou sa paternité avec la victime?"

Pendant que la communauté scientifique se déchire sur le sujet, Patrice Mangin prend peu à peu du galons et se retrouve à la tête du laboratoire de Strasbourg, puis à la tête de l’Institut universitaire de médecine légale de Lausanne en 1996: "Le cahier des charges que l'on m'avait présenté à l'époque faisait 5 lignes! Tout était à faire, et c'est précisément ce qui m'a motivé. En plus, il fallait réunir les équipes de Genève et Lausanne, ce qui n'était pas toujours facile à faire comprendre. Mais nous y sommes parvenus en 2007 avec la création du Centre universitaire romand de médecine légale (CURML) réunissant les instituts de médecine légale de Lausanne et de Genève"

A la direction du CURML, Patrice Mangin continue à grimper les échelons académiques (il a d'ailleurs été le premier doyen de l'histoire de la Faculté de biologie et médecine d'Université de Lausanne) tout en contribuant activement aux naissances de plusieurs sous-unités (médecine du trafic, médecine des violences, imagerie forensique, etc.) favorisant le rayonnement du centre au-delà des frontières helvétiques. Une renommée ponctuée par l'arrivée de nouveaux cas extrêmement médiatisés. "Nous avons toujours donné une image de neutralité et d'impartialité qui nous a mené régulièrement à servir d'experts tiers sur des cas âprement disputé et sur lesquels se jouaient des enjeux politiques et économiques importants."

Extraits de "Le Juge Borrel", paru dans la dernière édition de "La Revue dessinée"

Ces incursions dans chez les "grands de ce monde", comme il les appelle, vaudront à Patrice Mangin et ses équipes une réputation mondiale, mais aussi des attaques violentes. Une expérience dont il sort une leçon pour le moins étonnante, lâchée dans un sourire encore amusé: "Je vais vous dire une chose: chez les tout-puissants, c'est toujours le même cirque. Ca peut être des radios qui disparaissent du jour au lendemain comme l'enquête sur l'assassinat de JFK, des mélanges d'éprouvettes ou des décisions inexplicables comme ce fut le cas dans l'affaire Lady Di (où le corps de la princesse fut rapatrié dans les 24h après avoir subi des mesures d'embaumement faussant tous les résultats, y compris un test de grossesse n.d.l.r.), sans compter les informations que vous n'obtenez jamais sans que vous sachiez pourquoi, comme lorsqu'il a fallu enquêter sur la mort suspecte d'un prisonnier de Guantanamo, l'armée américain invoquant un suicide, thèse rapidement réfutée par la famille, voire l'opacité totale d'une institution séculaire comme le Vatican durant l'enquête Tornay (où le chef de la garde suisse avait été assassiné par un membre du détachement, retrouvé également mort ensuite, n.d.l.r.). Je vous laisse imaginer le genre de frustrations que l'on peut ressentir dans ces moments-là. Bêtise ou acte volontaire, qui peut savoir? Mais de toute manière, rien ne se passe jamais comme prévu..."

Une modestie qui cache les statistiques impressionnantes du CURML: sur les dizaines de dossiers qui lui sont soumis chaque année, son équipe parvient à découvrir la cause du décès dans plus de 90% des cas. "La cause, pas le coupable, précise-t-il rapidement. Des séries comme "Les Experts" ont fourni un facteur promotionnel incroyable, mais elles ne représentent qu'une fraction de la réalité. Le vrai succès du médecin légiste, c'est par exemple d'avoir pu démontrer que ce que l'on croyait être un accident était en fait un homicide, ou vice-versa. Ou bien quand vous parvenez à faire votre travail au nez et à la barbe des journalistes qui campent littéralement devant vos locaux."

Mais s'il devait choisir encore quelques mystères à éclaircir avant son départ à la retraite, quels seraient-ils? "Je pense que j'aurais aimé enquêter sur la mort du pape Jean-Paul 1er, (il a été pape durant moins de 3 semaines avant de décéder brutalement, n.d.l.r.). Quant à l'autre, c'est l'explosion du nombre de femmes dans la profession. On trouve aujourd'hui deux femmes pour un homme! J'aimerais connaître les éléments qui ont déclenché ce virage dont je me réjouis mais que je ne m'explique pas." Une question que l'on posera peut-être bientôt à Silke Grabherr, qui reprendra le flambeau et la tête du CURML en 2016. "Je lui souhaite le meilleur pour sa carrière", conclut celui qui a promis de ne jamais revenir dans les bureaux une fois le dernier jour de travail effectué. Histoire de prendre le temps de jardiner, à défaut d’écrire un roman policier…



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