Décryptage
Texte: Sylvain Ménétrey
Photo: OFSP

Don d’organes: campagnes trop neutres

En Suisse, la pénurie de donneurs s’explique aussi par des campagnes d’information publiques peu incitatives. A quand un changement de ton?

Mar 16, 2014

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Le bilan fait par Swisstransplant fin janvier de l’année 2013 n’est pas réjouissant: le nombre des patients transplantés est resté inchangé par rapport à l’année précédente, stagnant à 470.

A l’heure actuelle, quelque 1’270 personnes sont en attente d’un organe, ce qui correspond à une augmentation de près de 10% en l’espace d’un an.

Dec 03, 2013

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Découvrez le site et la nouvelle campagne de la Fondation suisse pour le don d'organes.

53 personnes sur liste d’attente d’une greffe sont décédées en Suisse l’année passée, faute de donneurs. Et la situation ne s’améliore pas: en juin 2013, 1’208 personnes étaient encore en attente d’une greffe en Suisse, soit 3,7% de plus qu’une année auparavant. Afin de sensibiliser au sujet, l’Office fédéral de la santé publique (OFSP) produit régulièrement des campagnes nationales d’information. Pour de maigres résultats: selon l’enquête de SwissPOD (Swiss Monitoring of Potential Donors) de 2011-2012, le taux de refus des proches s’élève à 53% en Suisse, alors qu’il se situe à 30% en Europe.

Manuel Pascual, chef du Service de transplantation au CHUV, explique toutefois que cette augmentation est due au nombre croissant de personnes en attente de greffe, et non pas à une diminution des donneurs. «La population vieillit, ce qui implique que davantage de patients présentent des problèmes notamment vasculaires nécessitant une transplantation.» Par ailleurs, les progrès de la médecine permettent d’envisager une greffe sur toujours plus de personnes.

La Suisse possède parmi les statistiques les plus inquiétantes.

Pour répondre à ce besoin croissant, un effort de solidarité exceptionnel serait nécessaire. Or, le nombre de donneurs n’augmente pas depuis dix ans et la liste d’attente a quasiment doublé sur le même laps de temps. En comparaison européenne, la Suisse possède parmi les statistiques les plus faibles. Selon Swisstranplan, la Fondation nationale suisse pour le don et la transplantation d’organes, en 2011, on comptait 12,8 donneurs décédés pour un million d’habitants en Suisse alors qu’on en trouve 14,7 en Allemagne, 23,2 en Autriche et 35,3 en Espagne, le champion européen du don d’organes.


Les Suisses seraient-ils égoïstes? «Je ne le pense pas, car si l’on regarde les chiffres concernant les dons d’organes par des personnes vivantes, les Suisses se situent dans le haut du classement», analyse Manuel Pascual. Chaque année, en effet, plus d’une centaine de personnes vivantes donnent un rein à un membre de leur famille ou à une de leurs connaissances. Ils prennent cette décision en dépit des risques – aujourd’hui minimes – liés à l’opération.

Outre la complexité logistique liée au don ainsi que la difficulté d’avoir une organisation optimale entre toutes les régions de Suisse pour identifier tous les donneurs potentiels, Manuel Pascual met également en cause les campagnes diffusées jusqu’à présent en Suisse. «Elles sont perçues comme déstabilisantes par le public car elles ne s’expriment pas clairement en faveur du don d’organes. Dans l’une d’entre elles, des gens se succédaient en exprimant leur opinion. Et la majorité des personnes semblait s’y refuser. Cela ne reflète pas l’opinion générale, lorsque les gens sont correctement informés. Par exemple, quand on va voir des étudiants et qu’on leur explique la situation, presque tous ces jeunes affichent leur solidarité. Même du point de vue religieux, à quelques exceptions près, le don d’organes est aujourd’hui largement accepté.» Quoique variées dans leurs formes, leurs canaux de diffusions et leurs cibles, ces campagnes apparaissent dans leur ensemble purement informatives et neutres.

Le sociologue lausannois Raphaël Hammer, qui a travaillé sur l’impact de la couverture médiatique du don d’organes dans la presse romande, estime que l’OFSP pourrait entrer davantage dans le vif du sujet à travers ses campagnes. «Elles diffusent une information principalement procédurale et peu substantielle. Tout en respectant le principe de la seule «information au public», elles pourraient donner plus d’éléments factuels positifs et négatifs, qui permettent au public de mieux se positionner.»

En réalité, à travers ces campagnes, l’OFSP s’en tient strictement à l’esprit de la loi de 2004. Le deuxième alinéa
du premier article de cette loi indique que l’Etat doit «contribuer» à ce que des organes, des tissus et des cellules humaines soient disponibles à des fins de transplantation et non pas à «favoriser» les dons. Une subtilité sémantique de laquelle il découle que l’Etat limite son rôle à réglementer et à informer.

CHANGEMENT EN VUE

Un positionnement qui pourrait changer prochainement. Le Conseil fédéral a en effet lancé au début 2013 un plan d’action baptisé «Plus d’organes pour des transplantations», qui pourrait inclure une volonté d’augmenter l’efficacité des campagnes d’information. Manuel Pascual fera partie du comité de pilotage. «Cette collaboration avec les autorités est bienvenue et me réjouit, note le médecin. J’espère que, d’ici au printemps prochain, nous parviendrons à lancer une campagne qui encourage davantage les dons.»

Pourquoi cette restriction avait-elle été imposée en 2004?
«A l’époque, le conseiller fédéral Pascal Couchepin, qui a introduit cette loi, a défendu l’idée qu’il ne fallait pas créer de panique dans l’opinion publique et qu’il ne fallait surtout pas alimenter l’impression que l’Etat confisquait des organes à ses citoyens, explique Nicholas Stücklin, assistant diplômé en sciences sociales à l’Université de Lausanne, spécialisé en anthropologie du corps. Cette impression n’était pas infondée. Lors des premières greffes de cœur à Zurich dans les années 1960, on avait prélevé des organes sans prévenir les familles ce qui avait donné lieu à des polémiques. L’idée était d’éviter d’engager un débat public sur le rôle actif de l’Etat dans l’approvisionnement d’organes, par crainte que cela puisse nuire à ce que Pascal Couchepin appelait un ‹climat de confiance›.»

A travers cette loi sur la transplantation, l’Etat a donc cherché avant tout à faire connaître et à diffuser plus largement la carte de donneur. De ce point de vue, les campagnes d’information fonctionnent relativement bien, puisque, aujourd’hui, 20 à 30% de la population suisse porte sur elle une carte de donneur remplie, contre 12% avant les campagnes. «Il faut cependant attendre pour que cet accroissement des personnes titulaires d’une carte se traduise par une augmentation des donneurs, car la mort cérébrale, condition nécessaire pour être donneur, reste un événement rare qui n’arrive pas plus de 200 fois par an en Suisse», note Karin Waefler, responsable des campagnes d’information à l’OFSP. Le pari étant qu’une majorité des gens remplissant la carte s’y présente comme des donneurs potentiels.

Comment convaincre davantage de citoyens de donner leurs organes? Faudrait-il jouer sur les émotions en montrant des images de personnes en attente de greffes? Elargir le plan média? Pour Christophe Girard, directeur artistique de l’agence MC Saatchi à Genève, le sujet nécessite un matraquage médiatique: «Il faut s’inspirer de ce qui a été fait pour la sécurité routière, par exemple avec la campagne Slow Down, qu’on a vue partout. Le modèle anglo-saxon, avec des publicités massives, fonctionne très bien sur ces questions de société.»

Le sociologue Raphaël Hammer met, lui, en garde contre l’impact limité sur le long terme des campagnes à teneur émotionnelle. «Des études montrent que la peur et l’émotion n’ont pas d’effets durables. Il faut des ressorts plus profonds pour changer les attitudes dans des domaines aussi sensibles que le don d’organes.»

SUISSE
Un message impartial
Saluée par les professionnels de la publicité pour ses qualités artistiques, la campagne 2013, intitulée La Décision, reste trop peu incitative. Sous la forme d’un court-métrage réalisé à l’aide d’un budget de 80’000 francs, elle prend pour exemple deux hommes victimes d’une sortie de route, dont la voiture se balance au bord d’un précipice. Un instant entre la vie et la mort qui amène les deux protagonistes à parler du don d’organes. Le film n’a pas prétention à influencer le choix du public mais l’invite à réfléchir à cette thématique et à exprimer sa décision en se munissant d’une carte de donneur avant de se retrouver dans une situation aussi périlleuse que les deux personnages. Cette manière impartiale d’aborder la question n’incite pas suffisamment au don. «Le message reste trop neutre, il faudrait plutôt proposer une vision en faveur du don d’organes», insiste Manuel Pascual, chef du Service de transplantation au CHUV.

Manuel Pascual souhaiterait un message clair et sobre: «Il faut rester pragmatique en expliquant que le pays possède une médecine de transplantation de qualité et que la chance d’être receveur est 10 fois plus importante que celle d’être donneur. Et communiquer simplement en disant: «Je suis pour le don d’organes et, surtout, je le dis à mes proches.»

Yves Rossier, chef de service adjoint au Service projets et organisations stratégiques au CHUV, a travaillé à la manière de favoriser le don d’organes. A son avis, les campagnes devraient lutter contre certaines fausses croyances encore tenaces dans la population. «Il faut rappeler que l’accord des familles est nécessaire même si on a rempli la carte de donneur. Le concept de mort cérébrale n’est pas non plus acquis, certaines personnes craignent qu’on prélève leurs organes avant qu’elles ne soient décédées. D’autres imaginent que les coûts liés aux prélèvements reviendraient à leurs familles ou encore que leur corps servira à la recherche médicale.» Yves Rossier propose aussi de créer des communautés dans les médias et sur les réseaux sociaux afin d’ouvrir davantage le débat autour de cette problématique trop peu connue. «On peut même imaginer une pièce de théâtre qui voyagerait en Suisse dans les hôpitaux, les écoles et les associations.»

Certaines de ces idées seront ainsi discutées ces prochains mois à Berne. «La Suisse est signataire depuis 2010 d’un traité européen qui l’oblige à se positionner en faveur du don d’organes, rappelle Manuel Pascual. Il est temps de mettre la loi fédérale en conformité.»

Le Parlement suisse débat aussi de la possibilité de modifier la loi, en faisant de chaque adulte un «donneur par défaut», sauf si celui-ci manifeste son envie de ne pas donner ses organes. L’ensemble de ces initiatives témoignent d’une grande prise de conscience du besoin d’agir. Ne reste plus qu’à espérer que ces efforts aboutissent. ⁄

Allemagne
DIALYSE SUR LE QUAI
Plus de 16’000 donneurs se sont manifestés en Allemagne grâce à la campagne «The Waiting Time Experiment»: elle met en scène Michael Stapf, un jeune homme de 27 ans, qui attend une greffe de rein depuis 7 ans. Il raconte son histoire face à la caméra, en pleine dialyse sur le quai d’une gare. Emouvant.

Allemagne «The waiting Time experiment» 2012

Espagne
STARS ET APPLICATION
L’Espagne a lancé l’an dernier une campagne baptisée «Eres perfecto para otros». Mediaset, l’un des premiers groupes audiovisuels ibériques, a diffusé sur ses sept chaînes des spots mettant en scène ses présentateurs phares. Ils encouragent la commande de carte de donneurs à travers une application smartphone. En une semaine, plus de 50’000 nouveaux donneurs se sont manifestés.

Espagne “Eres perfecto para otros” 2012

Brésil
FAN DE FOOT ET DONNEUR
La campagne brésilienne sur le don d’«Immortal Fans» a reçu un Lion d’or à Cannes en juin 2013: selon l’agence réalisatrice, elle a permis d’augmenter de 54% le nombre de donneurs en un an. Des malades en attente de greffe s’adressent aux fans d’un important club de football: «Si tu acceptes de me donner ton cœur, il continuera à se battre pour le Sport Club Recife.»

Brésil «Immortal Fans» 2012



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5 IDÉES REÇUES

«Le prélèvement risque d’avoir lieu avant la mort du donneur»

Faux Le prélèvement n’a lieu qu’en cas de mort cérébrale avérée, confirmée par deux médecins et par des tests neurologiques.

«Au-delà d’un certain âge, on ne peut plus être donneur»

Faux Il n’y a pas de limite inférieure ni supérieure pour les donneurs.

«Il est possible d’exprimer son désir d’être donneur dans son testament»

Faux L’ouverture du testament advient souvent trop tard, lorsque les organes ne sont plus utilisables.

«Etre donneur signifie accepter de donner tous ses organes»

Faux Chacun peut préciser sur la carte qu’il ne souhaite pas faire don de certains organes. Certains inscrivent «tout sauf les yeux», mal à l’aise face à l’idée que cette partie du visage se retrouve sur quelqu’un d’autre. Ce qui est faux, seule la cornée est prélevée.

«Les coûts liés au prélèvement sont à la charge du donneur»

Faux Les coûts pour le receveur et le donneur sont couverts par l’assurance de base du receveur.

Manuel Pascual, chef du Service de transplantation au CHUV