Décryptage
Texte: Charlotte Mermier

Derrière le trait d’union public-privé

Les partenariats entre les secteurs public et privé jouent un rôle crucial pour la recherche et l’innovation. Zoom sur les enjeux de ces collaborations en plein essor.

La Suisse investit 3% de son produit intérieur brut dans la recherche et l’innovation, l’un des taux les plus élevés parmi les pays occidentaux. Son système de recherche est très productif, et peut s’appuyer sur ses nombreux instituts publics d’excellence. Reste que deux tiers des efforts de recherche et développement (R&D) sont assurés par le secteur privé, selon le Secrétariat d’état à la formation, à la recherche et à l’innovation.

Toujours plus fréquentes, les aides du secteur privé peuvent prendre des formes diverses, du financement d’un projet de doctorat à la collaboration totale des équipes, en passant par la création d’une chaire. La récente alliance pour la recherche et le développement de thérapies oncologiques conclue entre l’Université de Lausanne (UNIL), le CHUV et l’EPFL avec Roche en est un exemple. La participation financière du groupe pharmaceutique s’élève à 6 millions de francs et devrait s’étendre sur au moins trois ans.

«Avec beaucoup de partenaires, la philosophie est que chaque côté apporte son expertise, on collabore pour avancer ensemble», détaille Stefan Kohler, directeur du bureau de transfert de technologies du CHUV et de l’UNIL.

Les deux institutions lausannoises coopèrent aussi avec des acteurs privés sous forme de collaboration de recherche, de services ou encore des mandats de conseil.

Décloisonner les compétences

Tout le monde y trouve son compte, estime Jean-Philippe Lallement, directeur du Parc scientifique de l’EPFL. «Les entreprises recherchent dans le monde académique des technologies qui pourraient générer des innovations majeures. Quant aux instituts de recherche, ces partenariats leur permettent d’avoir un lien avec le marché et d’effectuer des tests directement avec l’industrie. Lorsqu’elle est développée avec un partenaire industriel, la technologie atteint déjà un certain degré de maturité et nécessite un temps d’adaptation plus faible pour être amenée sur le marché.»

Pour les entreprises, un partenariat avec le public est un moyen de choix pour accéder aux compétences des chercheurs académiques et à leurs installations, et pour augmenter leur crédibilité au passage en bénéficiant de la réputation d’institutions de renom. Par ce biais, le secteur public, en plus de profiter d’une source de financement non négligeable, s’ouvre au monde économique et peut développer des technologies ayant une application concrète pour les utilisateurs finaux. Les retombées pour les deux parties peuvent prendre différentes formes, entre autres l’exploitation de brevets, la publication, le recrutement ou l’accès facilité à l’emploi.

Écueils potentiels

Pourtant, ces partenariats ne se font pas toujours sans difficultés ou désaccords. Les objectifs, les cultures, les habitudes de travail et les modes de communication ne sont pas nécessairement les mêmes entre les acteurs privés et publics: les uns garderont par exemple leurs résultats confidentiels jusqu’à ce qu’ils soient protégés par des brevets, tandis que les autres voudront rendre leurs résultats visibles en les publiant. La protection des données, la confidentialité et la propriété intellectuelle sont donc des sujets particulièrement sensibles.

«Toute collaboration public-privé présente des risques de conflits d’intérêts», remarque Vincent Mooser, chef du Service de Chimie clinique au CHUV.

Pour l'expert, «le danger le plus sournois concerne l’intérêt scientifique d’un projet. Avant de s’engager dans une collaboration, il faut que le chercheur se demande s’il va vraiment contribuer à faire avancer le savoir et le progrès médical.»

Intérêts synchronisés

Une fois envisagée, comment faire en sorte qu’une collaboration se construise et se déroule de manière saine? Une vision et des objectifs partagés, un périmètre d’action clairement défini et une répartition claire des responsabilités sont les prérequis essentiels, estime Vincent Mooser, prenant l’exemple du projet CoLaus, une étude de cohorte menée à Lausanne pour mieux comprendre les facteurs à risque de certaines maladies cardiovasculaires et leurs liens avec la santé psychique. «Ce projet n’aurait jamais pu être lancé sans le financement du groupe GlaxoSmithKline. Mais si cette collaboration a bien fonctionné, c’est parce que dès le départ, les parties ont mené des discussions franches et transparentes, lors desquelles les points essentiels ont été définis.»

Concrètement, les contrats sont gérés par l’office de transfert de technologies de l’institut concerné, qui les négocie et fait en sorte qu’ils respectent les règles institutionnelles et les lois applicables. «Par exemple, nous sommes particulièrement sensibles à l’absence de censure, précise Stefan Kohler.

«Le droit du chercheur à publier ses résultats est un droit fondamental. Il doit cependant parfois être restreint de manière très légère: la publication peut être retardée pour une période limitée afin de permettre la protection des résultats, sous forme de brevet par exemple, pour qu’ils puissent être exploités commercialement. On pondère au mieux les intérêts de chacun des partenaires.»

Le travail de ces offices du transfert des technologies consiste donc à trouver le juste milieu. «Les missions principales de nos institutions sont la recherche et l’enseignement – et évidemment les soins pour le CHUV – mais aussi la valorisation des résultats de la recherche. Il s’agit donc d’équilibrer les droits fondamentaux, d’un coté la liberté de la science et la liberté économique de l’autre. Il faut faire preuve de bon sens, ne pas mettre les affaires du partenaire en danger en publiant par exemple des informations confidentielles de l’entreprise. Nous faisons aussi attention à ne pas créer une distorsion de la concurrence en mettant à disposition des moyens publics pour une entreprise en particulier.»

Ces collaborations sont-elles régies par des règles claires? «Absolument. L’accord est précisément défini dans le contrat: des clauses de publication, de confidentialité, de droit de propriété intellectuelle et d’exploitation ainsi que des compensations y sont incluses. Ces compensations associées doivent être équitables, tant au niveau des moyens déployés pour la recherche que de la propriété intellectuelle qui pourrait être créée. Cependant, légalement, il n’y a pas une seule règle que l’on pourrait simplement citer, continue Stefan Kohler. Le cadre légal est entre autre déterminé par la Constitution, le droit privé et pénal, le droit cantonal, les directives institutionnelles, les recommandations de l’Académie Suisse des Sciences, la jurisprudence…» Ce cadre est donc relativement complexe mais il définit de nombreux garde-fous.

Le CSSI, organe consultatif du Conseil fédéral, a formulé en 2013 certaines recommandations afin de clarifier les règles du jeu: il proposait, entre autres, que les clauses des contrats soient transparentes et accessibles au public, que la liberté de la recherche et de la communication scientifique des résultats soit expressément garantie en n’importe quelle circonstance. La Conférence des recteurs des universités avait toutefois rejeté cet appel, avec le soutien de la Confédération.

Au final, si le bon fonctionnement des partenariats public-privé repose en grande partie sur les offices de transfert des technologies, la vigilance des principaux acteurs concernés, des médias et du public permet aussi, parfois, de soulever les bonnes questions. ⁄



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