Décryptage
Texte: Yann Bernardinelli

Auteurs en inflation

Le nombre de signataires d’un article scientifique est en augmentation, pouvant ainsi atteindre plusieurs centaines de noms. «In Vivo» dévoile ce qui se cache derrière ces longues listes d’auteurs.

Qui est le père fondateur de la génétique? Gregor Mendel est largement reconnu comme tel, grâce à ses travaux sur l’hérédité, dont les résultats furent publiés dans un ouvrage à son nom en 1866. Et qui est celui du séquençage du génome humain? La réponse est moins évidente: en 2001, une publication sur le sujet paraissait dans la revue Nature, signé par un consortium de 300 chercheurs…

Publiés à plus d’un siècle d’écart, ces textes témoignent d’une évolution flagrante: le nombre d’auteurs des articles scientifiques a littéralement pris l’ascenseur depuis le passage au nouveau millénaire, atteignant parfois des chiffres vertigineux. La palme revient aux physiciens, qui signaient à 5’154 mains un article sur le boson de Higgs en 2015. Même si ces deux cas restent extrêmes, la moyenne du nombre d’auteurs se situe aujourd’hui à une dizaine de noms par article.

Comment expliquer cette augmentation? «La raison principale est la complexité grandissante de la technicité», indique Cécile Lebrand, responsable au sein de l’Unité de gestion des publications à la bibliothèque de la Faculté de biologie et médecine (FBM) de Lausanne. Les moyens d’investigation sont de plus en plus pointus et demandent tout un éventail de spécialistes. De plus, les éditeurs demandent que les recherches soumises à publication soient effectuées avec un panel de techniques différentes, sous réserve de ne pas les accepter. Pour ce faire, les laboratoires doivent souvent collaborer avec d’autres groupes pour mener à bien leurs recherches, voire créer de véritables consortiums internationaux. Le nombre d’auteurs s’en fait ressentir et augmente inexorablement.

L’outil de sélection

Une deuxième cause de cette hausse est liée à un besoin personnel des chercheurs: celui de publier pour avancer. Le nombre de publications est la principale façon d’évaluer le succès d’un scientifique lors de l’octroi d’une position académique ou pour l’obtention de fonds de recherche. Ce système de sélection pousse certains à tenter d’apposer leur nom sur toutes les études possibles. «Dès que le chercheur est en compétition, il est jugé sur son CV de publications, indique Jérôme Wuarin, adjoint au vice-doyen du secteur recherche et innovation de la FBM. Les autres critères sont les fonds de recherche obtenus précédemment, le réseau du chercheur ou encore sa notoriété.»

Avant même l’obtention de son doctorat, le chercheur en herbe part déjà en quête d’une place de postdoctorant. Dès cette étape, des publications en tant que premier auteur lui seront cruciales. «C’est important pour l’obtention des bourses de chercheurs débutants, mais aussi pour accéder aux plus grands laboratoires. Ceux-là mêmes qui sont abonnés aux publications dans les journaux prestigieux qui lui permettront d’accéder aux positions académiques suivantes», ajoute Jerôme Wuarin.

La notoriété du journal qui publie l’article joue aussi un rôle sur le CV. Les revues à «haut facteur d’impact» (IF pour impact factor), c’est-à-dire qui jouissent d’une grande visibilité car fréquemment citées par d’autres titres, telles que Science, Nature – et une poignée d’autres – ont des IF au-delà de 30 citations par article, alors que les journaux peu prestigieux se situent en dessous de cinq. Un chercheur ne parviendra pas au premier stade du professorat lui permettant d’ouvrir son propre laboratoire s’il n’a pas une dizaine de publications à son actif, dont plusieurs à haut IF.

Une pyramide de noms

Quant à l’ordre d’apparition dans la liste des signatures, il dépend du rôle de chacun dans l’article. «Seuls le premier et le dernier noms comptent vraiment», indique Jerôme Wuarin. Le premier auteur est celui qui a réalisé la recherche, c’est le travailleur principal. Il peut y en avoir plusieurs, ils se suivent dans l’ordre choisi par les auteurs et sont indiqués par la mention: «ont contribué de manière égale à ce travail». Le dernier auteur est la personne qui a conçu la recherche et obtenu les financements pour la réaliser, généralement le professeur à la tête du laboratoire.

Entre le premier et le dernier, l’ordre n’a pas vraiment d’importance, mais chaque publication compte à l’actif des auteurs qui y figurent. Ces noms ont tendance à finir dans l’oubli de la mémoire scientifique puisque lors de la citation d’un article, seul le premier auteur est utilisé et la découverte est en principe attribuée au laboratoire du dernier auteur. «Toutefois, tous les domaines ont leurs coutumes et cette hiérarchie très pratiquée dans les milieux biomédicaux n’existe pas chez les physiciens et les mathématiciens, qui publient leurs auteurs par ordre alphabétique», précise Cécile Lebrand.

Directives peu respectées

Des directives, érigées par l’Académie des sciences et signées par l’UNIL-CHUV, existent et régissent la manière de signer une publication. «Ces règles font indirectement partie intégrante des contrats des chercheurs, indique Jovan Mirkovich, directeur administratif du département formation et recherche du CHUV. Elles stipulent, en particulier, qu’un auteur doit avoir contribué de manière essentielle au travail de recherche lors de sa planification, de sa réalisation, de son interprétation ou de son contrôle.»

Or, la perception de ce qui est considéré com-me contribution essentielle est variable et sujette à l’auto-interprétation des chercheurs.

Selon les directives, la pure exécution d’une tâche telle que la collecte de documents n’a pas de caractère scientifique si elle est exécutée sans compréhension des questions scientifiques de base et sans pouvoir d’évaluation. Les soutiens financiers et organisationnels ou la simple mise à disposition de matériel ne donnent aucun droit à être auteur. Finalement, le fait d’occuper une fonction de cadre supérieur ne justifie pas à lui seul la qualité d’auteur.

Pourtant, il n’est pas rare que certains chercheurs imposent leur nom pour avoir prêté du matériel, qu’ils introduisent un auteur dans l’intention d’aider une carrière, ou qu’ils signent un article, car ils ont une position académique supérieure. «Parfois, c’est à se demander si les cher-cheurs connaissent les directives…», note Jovan Mirkovich. En médecine comme ailleurs, tous les membres d’une équipe ont tendance à être coauteurs par défaut. Jerôme Wuarin met en garde contre ces pratiques en rappelant «qu’un coauteur est également responsable de la véracité d’un article».

à l’ère de l’open data (partage universel de données), ne faudrait-il pas en finir avec les auteurs et rendre anonymes les publications scientifiques? «Assurément une folie! s’écrient les trois experts interrogés. La sélection académique est basée sur le CV d’auteur des chercheurs. L’anonymisation ébranlerait tout le système.» Les listes interminables de signatures ont donc une longue vie devant elles.⁄



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154'000

Le nombre de publications scientifiques réalisées par des chercheurs suisses entre 2009 et 2013, ce qui représentait 1,2% du volume de publications mondial. Cependant, si l’on ramène le nombre de publications à la taille de la population, la Suisse occupe la tête du classement, suivie de l’Islande.

Source: SEFRI 2016, Analyse bibliométrique de la recherche scientifique en Suisse 1981–2013

IF

Abréviation de «impact factor»:
cet indicateur est utilisé pour estimer
la visibilité des revues scientifiques.
Un journal à l’IF élevé publie des articles fréquemment cités par d’autres médias.