Interview
Texte: Gary Drechou
Photo: Laurianne Aeby (SAM)

«Dès sa construction, la psychiatrie a eu une ambition scientifique de compréhension du fonctionnement du cerveau»

Jacques Gasser défend une approche à la croisée des sciences et de l’humanisme. Il esquisse ce à quoi pourrait ressembler la psychiatrie de demain.

Pourquoi la psychiatrie est-elle vue comme «un cas à part» dans la médecine?

La psychiatrie a toujours été une médecine spéciale. Elle fait pleinement partie de la médecine puisqu’elle s’occupe de pathologies, de maladies, et en même temps elle n’est pas comme le reste de la médecine. Quand on se casse un bras, il y a une lésion clairement indentifiable, on la soigne, et le bras est réparé, peu importe que l’on soit riche, pauvre, musulman ou catholique. En psychiatrie, on peut certes identifier un certain nombre de maladies – schizophrénie, dépression, troubles bipolaires –, mais leur expression varie selon le contexte. La pathologie mentale est «spéciale» dans le sens où elle touche l’être humain dans ce qu’il a de plus humain, dans son intentionnalité, son désir, sa volonté, ses croyances – bref, dans sa subjectivité. Or, un os n’a pas de subjectivité. Un cœur peut-être, mais c’est plus compliqué! On a donc vraiment ces deux aspects: la biologie d’une part, qui nous rattache complètement à la médecine – les psychiatres font des études de médecine, puis une spécialité –, et d’autre part cette subjectivité, qui nous distingue complètement du reste de la médecine.

Ce qui explique que les psychiatres eux-mêmes soient parfois enclins à se situer «hors de la science»?

Oui, sans doute. Le Département de psychiatrie du CHUV, pour prendre cet exemple, n’existe que depuis 15 ans. Avant, il n’était pas seulement une spécialité à part, mais une institution à part, avec, en son sein, des barrières assez marquées. Lorsqu’on a eu cette réflexion qui nous a amenés à décider qu’il fallait qu’on soit dans le CHUV, avec les autres médecins, il y a eu chez la plupart des psychiatres une fierté d’être rattaché à quelque chose de plus grand, au milieu universitaire, et, pour d’autres, ce sentiment de vendre son âme au somatique, de laisser de côté toutes ces spécificités. Encore aujourd’hui, même si l’intégration s’est plutôt bien passée et que nous travaillons à casser encore davantage les barrières entre la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, la psychiatrie de l’adulte et la psychiatrie de la personne âgée, un certain nombre de personnes peuvent me dire que nous travaillerions mieux «dans notre coin», que l’on devrait s’occuper de cette médecine spéciale, mais en insistant plus sur la dimension «spéciale» que sur la «médecine».

On a pourtant le sentiment, depuis quelques années, notamment avec l’essor des neurosciences, que la psychiatrie s'intéresse de plus en plus aux fondements biologiques des dysfonctionnements? Est-ce qu'il y a un virage en ce sens?

Le virage, c’est la constitution même de la psychiatrie comme une branche de la médecine, au début du XIXe siècle! Dès sa construction, la psychiatrie a eu une ambition scientifique de compréhension du fonctionnement du cerveau. L’isolement dans les asiles psychiatriques d’un certain nombre de personnes qui jusque-là étaient considérées comme des fous, ne visait pas à les exclure ou à s’en débarrasser, mais au contraire à les inclure dans la médecine, c’est-à-dire à mieux les comprendre et les suivre dans la durée. Le but était de pouvoir les incorporer à terme dans une société du dialogue. Toutes les classifications psychiatriques se sont constituées comme ça, par l’observation de ces personnes.

La psychiatrie, c’est d’abord un essai d’entrer en communication avec des êtres humains qui, en apparence, sont tout à fait en dehors de la communication.

Grâce à ces observations, on s’est rendu compte que même chez «les fous les plus fous», il y avait une communication possible.

Pas de tournant récent, donc?

Il y a quand même un moment intéressant, en 1822, où pour la première fois on identifie des troubles psychiatriques – des hallucinations – qui sont en rapport direct avec une affection cérébrale qu’on appelait à l’époque la paralysie générale, dont on apprend une centaine d’années plus tard que c’est la syphilis. Or, la syphilis tertiaire provoquait une encéphalite, une maladie somatique clairement identifiable du cerveau, qui provoquait des hallucinations. À ce moment-là, il y a eu énormément d’espoir. On s’est dit: «Ça y est, on a trouvé! Les maladies psychiatriques viennent de lésions du cerveau!» Le problème, c’est qu’ensuite, pendant des années, il n’y a plus eu d’autre découverte de ce type. Plus tard, il y a eu la maladie d’Alzheimer, où on avait de nouveau des pathologies cérébrales clairement identifiables qui donnaient des symptômes. Mais ce qui est intéressant, c’est que chaque fois qu’on trouvait une raison dans le cerveau d’avoir une pathologie, ça devenait de la neurologie, ça basculait du côté somatique. Et on est encore un peu là-dedans aujourd’hui.

La psychiatrie serait-elle en passe de devenir une branche des neurosciences?

Au fond, c’est le contraire: ce sont les neurosciences cliniques qui intègrent progressivement la psychiatrie. On a l’impression que les neurosciences sont quelque chose de très nouveau, mais on est vraiment dans une continuité. Les neurosciences nous permettent d’avoir des moyens d’analyse beaucoup plus avancés, et les nouveaux savoirs qui en résultent contribuent à la déstigmatisation des maladies mentales. C’est pour ça qu’au CHUV on a créé un Centre de neurosciences psychiatriques rattaché au Département de psychiatrie. Les recherches qui y sont menées sont passionnantes, car elles peuvent nous faire changer de point de vue. Nous sommes probablement dans une forme d’impasse par rapport à notre façon de comprendre le fonctionnement du cerveau, et c’est le moment de faire un pas à côté – ce qui est le plus difficile! En même temps, au quotidien, on s’occupe des patients et on a plutôt de bons résultats. Le public le sait peu, mais les psychothérapies, par exemple, sont parmi les traitements les plus efficaces de la médecine.

Quels progrès dans les traitements, justement, dans le même temps?

Entre 1950 et 1960, il y a eu une évolution tout à fait spectaculaire, puisqu’on a trouvé les trois grands groupes de médicaments qui sont encore valables aujourd’hui: les antipsychotiques ou les neuroleptiques, les antidépresseurs et les benzodiazépines. Là, il y a eu une vraie révolution, un avant et un après, avec un effet immédiat sur la clinique.

Les neuroleptiques ont complètement modifié la façon de s’occuper de patients psychotiques, en leur donnant la possibilité de pouvoir sortir de l’hôpital, en diminuant leurs hallucinations, leurs délires, leur violence.

Cela a rendu possible le développement de la psychiatrie ambulatoire, qui avant n’existait pas. Ces médicaments ont donc vraiment changé les choses. Mais depuis, et ça semble incroyable, aucune nouvelle molécule importante n’a été découverte. Les firmes pharmaceutiques ne s’intéressent d’ailleurs plus vraiment à la psychiatrie, car en dépit des grosses sommes investies, on ne trouve pas de nouveaux médicaments.

N'y a-t-il pas un décalage entre la perception d’une psychiatrie de plus en plus scientifique, de savoirs toujours plus pointus, et les traitements proposés?

Il faut effectivement veiller à ne pas être trop dans la promesse.

Le passage du laboratoire à la clinique est toujours difficile, et la réalité actuellement, c’est qu’il n’y a pas de résultats de recherches issus des neurosciences qui sont immédiatement applicables aux patients.

On s’en approche de plus en plus, c’est vrai, et on va trouver des choses, mais il est possible que les patients n’en voient les effets concrets que dans de nombreuses années.

La détection précoce peut-elle changer la donne?

La détection précoce des troubles psychiatriques chez les jeunes est très importante car elle permet d’améliorer clairement le pronostic des maladies en question en apportant une aide rapide aux patients dès les premiers signes de troubles. Elle permet aussi aux patients de mieux comprendre ce qu’ils ressentent vers l’adolescence et de différencier ces premiers symptômes psychotiques d’autres sensations ou d’autres comportements qui entrent dans le cadre d’une autonomisation normale à cet âge. Cette détection précoce permet aussi des contacts plus faciles avec les proches.

À quoi ressemblera la psychiatrie de demain?

Pour moi, la psychiatrie devra se penser différemment, probablement dans une nouvelle branche entre le biologique et le subjectif. Ce sont peut-être les neurosciences qui nous y amèneront, auquel cas il y a quelque chose entre la clinique et les neurosciences qui devra se nouer de façon originale. On aura besoin de personnes qui pensent différemment, un peu «à côté». Il faudra aussi poursuivre notre travail vers une continuité des soins entre la psychiatrie de l’enfant et de l’adolescent, la psychiatrie adulte et la psychiatrie de la personne âgée. Enfin, les objets connectés devront nous permettre de communiquer encore plus étroitement avec les patients et leurs proches.



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Spécialiste des questions de psychiatrie légale, le Prof. Jacques Gasser est chef du Département de psychiatrie du CHUV et médecin chef de l’Institut de psychiatrie légale. Il a notamment publié Aux origines du cerveau moderne (Fayard, 1995) et Pour une psychiatrie scientifique et humaniste: l’école lausannoise (Éditions Georg, 2011), en collaboration avec le Prof. Patrice Guex. Son dernier ouvrage, Le juge et le psychiatre, écrit avec le juge fédéral Jean Fonjallaz, vient de paraître aux éditions Stämpfli / Médecine et Hygiène.

Le juge et le psychiatre - Une tension nécessaire, Jacques Gasser et Jean Fonjallaz, Stämpfli / Médecine et Hygiène (2017)