Interview
Texte: Bertrand Tappy
Photo: Eric Déroze

Patrick Aebischer et Pierre-François Leyvraz

Entre anecdotes, progrès fulgurants et bouleversements à venir, les directeurs de l’EPFL et du CHUV ont accepté de nous livrer les raisons qui les ont amenés à faire collaborer étroitement les deux institutions.

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“We met in the early 1990s. Even back then, we discussed how doctors could benefit from working with engineers.”

Le soleil brille enfin sur le campus de l’Ecole polytechnique, après s’être fait désirer de longues semaines. Mais à l’EPFL, peu de personnes se prélassent: pendant que les étudiants sont cloués sur leurs chaises pour réviser une dernière fois leurs examens, le personnel administratif et le corps enseignant s’attellent à la montagne de paperasse qui accompagne la fin d’une année académique.

Nous avons rendez-vous dans le bâtiment CE qui abrite la direction, où Patrick Aebischer nous accueille en compagnie du directeur du CHUV, Pierre-François Leyvraz. Dès les premiers instants, la complicité qui lie les deux hommes saute aux yeux. Ils se connaissent depuis plus de vingt ans et partagent la même vision – et les mêmes interrogations – concernant les bouleversements qui secouent le monde de la santé. Une complicité forgée dès leur première rencontre: «Je m’en souviens parfaitement, raconte Patrick Aebischer. C’était au début des années 1990, je rentrais tout juste des Etats-Unis. Pierre-François est venu me voir pour me parler de la création de son labo de biomécanique à l’EPFL, et de tout le potentiel que la médecine pouvait tirer d’une collaboration plus étroite avec le monde de l’ingénierie.»

Une intuition que le Docteur Leyvraz d’alors avait eue loin du Centre hospitalier universitaire vaudois. A des milliers de kilomètres même, au centre de New York: «Quand j’ai vu le premier Macintosh en vente chez Macy’s au début des années 1980, j’ai réalisé que la technologie pouvait désormais transformer la médecine, que nous allions passer d’une vision statique au dynamique. En rentrant en Suisse, je suis tout de suite allé voir mon chef de service: je voulais rencontrer les professeurs de l’Ecole polytechnique pour concrétiser cette idée. C’était totalement nouveau, et j’ai eu la chance d’avoir un supérieur qui s’est laissé convaincre et m’a donné carte blanche. Concrètement, il m’a dit ‘Débrouille-toi’, sourit le directeur du CHUV. J’ai dû convaincre des gens, et surtout trouver un

«On ne parlera plus d’être malade ou sain, mais bien de gérer sa santé»

langage commun avec les ingénieurs, qui n’ont pas été emballés par mon idée, jusqu’à ce que je leur donne un exemple pratique de défi à relever avec les prothèses de genou.»

La fin du cloisonnement

Il y a un peu plus de 30 ans, voir un médecin descendre de la colline du Bugnon pour se rendre dans une autre école que celle de Médecine était un spectacle rarissime, pour ne pas dire unique. «Aujourd’hui, voir des biologistes, des médecins et des ingénieurs qui travaillent ensemble paraît d’une évidence indiscutable, continue Patrick Aebischer. Grâce aux passerelles que nous avons posées, la science n’est plus vue comme une série de blocs, mais comme un ensemble, un système, qui nécessite la création de plusieurs profils. C’est dans cette optique que j’ai développé les Sciences de la vie à l’EPFL. L’idée n’est évidemment pas de faire concurrence à la Faculté de biologie et médecine. D’ailleurs la Biologie ne s’est pas vidée, alors que notre section représente la deuxième filière la plus populaire ici. En favorisant ce mélange, nous favoriserons également la création de nouveaux projets innovants. Un ingénieur qui vit six mois au sein d’un service clinique ne deviendra pas médecin, néanmoins il saisira nettement mieux le contexte et les besoins du monde des soins.»

De là à considérer que tous les médecins doivent troquer leur stéthoscope pour des imprimantes 3D, il y a un pas que les deux hommes ne veulent surtout pas franchir: «L’important c’est que chacun arrive à se parler, affirme Pierre-François Leyvraz. Cette ouverture est vitale pour notre centre universitaire. Mais il est clair que pour un radiologue ou un orthopédiste qui souhaiterait faire de la recherche, le double profil est nécessaire. Les Prof. Meuli et Jolles (voir p. 24 et 28) en sont les preuves vivantes. Mais ces profils sont exceptionnels, notre mission consiste simplement à favoriser les mouvements dans ce nouveau contexte. Car encore une fois, on ne parle que de 10 à 15% du corps médical. Nous aurons toujours besoin de praticiens. Mais même eux devront se familiariser avec les nouveaux outils. Pas besoin de connaître comment cela fonctionne, mais juste de savoir comment ça marche!»

Un nouveau paradigme pour la formation

Intelligence artificielle, médecine personnalisée, robotique... Derrière les promesses déjà mille fois formulées se cachent des bouleversements encore embryonnaires. Qui du médecin ou de l’ordinateur fera le diagnostic? Où transiteront les données des patients? «Nous n’en sommes qu’aux balbutiements, répond Patrick Aebischer. La technologie s’impose partout, par exemple avec la télémédecine dans les pays en voie de développement.» Et le patient là-dedans? «Quand il se retrouvera entouré de professionnels toujours plus spécialisés et nombreux, des profils – appelons-les intégrateurs – seront indispensables pour accompagner le patient tout au long de sa prise en charge, et garder une vision globale des soins fournis», prédit Pierre-François Leyvraz. Une vision partagée par son homologue de l’école polytechnique lausannoise. «Soignants, biologistes, ingénieurs et médecins se rapprochent. Mais nous n’avons pas encore défini le dénominateur commun. Nous imaginons également que les changements de carrière seront plus fréquents. On ne pourra plus comme maintenant laisser un docteur faire son FMH puis s’en aller.»

"Il y a plus de 30 ans, voir un médecin descendre de la colline du Bugnon pour se rendre dans une autre école que celle de Médecine était un spectacle rarissime"

Lors de sa visite sur le campus de l’EPFL, le CEO de Google Eric Schmidt ne cachait pas les ambitions du géant de l’informatique dans le domaine de la santé. Des moyens colossaux qui permettent à la technologie d’avancer bien plus vite que la réflexion des pouvoirs publics. Pour Pierre-François Leyvraz et Patrick Aebischer, le temps presse. «Demain, on ne pourra probablement plus soigner un cancer sans la génomique, continue Pierre-François Leyvraz. La technique continue à avancer plus vite que les mentalités. Comment imaginer aujourd’hui les bouleversements sociaux, juridiques ou encore éthiques lorsque notre capacité à lire le génome transformera 750’000 Vaudois en 750’000 malades en attente? Où il sera peut-être possible de rendre visite à ses arrière-arrière grands-parents, à la retraite depuis soixante ans et toujours rentiers? On ne parlera plus d’être malade ou sain, mais bien de gérer sa santé.»

«Il faudra toujours des maîtres»

Ce monde aux contours encore flous, les scientifiques ne l’esquissent que depuis quelques années durant lesquelles la médecine a connu plus de bouleversements que durant les siècles précédents. Devant cette accélération, il convient toutefois de ne pas céder à la tentation de revoir complètement la manière de former les médecins. «Que ce soit clair: la technologie ne sera jamais la voie royale pour la meilleure des carrières, avertit Pierre-François Leyvraz. J’ai toujours lutté pour que les cliniciens aient aussi la possibilité de devenir professeurs, car il est important de ne pas se disperser. Le chirurgien doit d’abord rester un chirurgien. Et pour qu’il apprenne son travail de la meilleure des manières, il faut – et il faudra toujours – des maîtres, comme l’était César Roux à son époque.»

Et puis, au fil de la discussion, les mêmes mots reviennent: organisation en systèmes, besoin d’une vue d’ensemble… «Les cours MOOCs que nous proposons sont de fabuleux intégrateurs du savoir, se réjouit Patrick Aebischer. Mais pour que l’étudiant s’y retrouve, il sera essentiel d’imaginer de nouveaux profils d’enseignants qui lui permettent de reconstruire l’image dans sa globalité…»

Au moment de conclure l’entretien, nous avons logiquement demandé aux deux professeurs quel serait leur choix de cursus s’ils devaient entamer leurs études en 2016: «Je deviendrais organiste, une passion que j’ai depuis tout petit, plaisante tout d’abord le directeur du CHUV. En fait, je n’ai su que lors de mon premier stage que je voulais devenir médecin. Aujourd’hui, je ferais donc le même choix, mais en acquérant une base plus solide en biologie.» Quant à Patrick Aebischer, le choix est clair: «Je serais étudiant à l’EPFL en Sciences de la vie pour aborder la médecine via l’angle de la technologie; j’ai eu la révélation sur le tard! Toutefois, je dois avouer que mon expérience en tant que médecin est irremplaçable: avoir autant de responsabilités tous les jours, sans jamais pouvoir se reposer sur ses lauriers fut la meilleure école de management que l’on puisse imaginer!» Plus que jamais, l’humilité demeure donc la valeur la plus sûre pour l’avenir de la médecine. ⁄



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Biographies

Patrick Aebischer a achevé une formation en médecine et en neurosciences dans les années 1980 en Suisse romande. Après plusieurs années aux Etats-Unis, puis au CHUV, il a pris ses fonctions à la Présidence de l’EPFL en mars 2000.


Depuis 2008, Pierre-François Leyvraz est le directeur général du CHUV. Il a auparavant été à la tête de l’Hôpital orthopédique de la Suisse romande et chef du Service d’orthopédie et de traumatologie de l’appareil locomoteur de l’Hôpital orthopédique et
du CHUV.

​HEALTH VALLEY

Pour les deux hommes, l’Arc lémanique ne doit pas se voir plus grande que le bœuf. «Nous ne pourrons pas être les plus forts en tout, continue Patrick Aebischer. Contrairement à des géants comme Harvard, qui peuvent investir large, nous devons nous focaliser sur nos points forts. Heureusement, nous avons la chance de concentrer les forces en Biologie, Médecine et Technologie dans un tout petit rayon, comme à Zurich.»

Pierre-François Leyvraz voit également l’avenir avec optimisme: «Je suis soufflé par le changement de mentalité qui s’est opéré dans la région en une trentaine d’années. L’Arc lémanique s’est découvert un potentiel et une fierté. Ce qui a permis d’amener de nouveaux cerveaux. Si on ajoute la stabilité politique et les nombreux investisseurs, ce biotope est des plus favorables!»