Interview
Texte: Bertrand Tappy
Photo: Brigitte Batt

« Il est plus facile de continuer une prise en charge intensive plutôt que de l’arrêter »

Oliver Peters, vice-directeur de l’Office fédéral de la santé publique, encourage les médecins à prendre des décisions réalistes pour assurer une médecine de qualité.

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IV- Le mouvement du « less is more » prônant la décroissance dans le domaine médical fleurit dans le monde occidental. Qu’est-ce que cela vous évoque ?

Oliver Peters - Les constats tirés par le « Too much Medicine » sont également les nôtres. C’est un problème compliqué, mais nous avons pu isoler plusieurs facteurs sur lesquels nous agissons déjà. Les plus importants sont la fragmentation de la médecine et l’offre excédentaire de prestations très spécialisées et donc plutôt onéreuses.

IV-Par exemple?

OP-On peut citer les prestations à forte composante technologique, comme les scanners ou les IRM. Outre le fait qu’elles sont parfois effectuées sans être vraiment nécessaires, leurs prix sont extrêmement élevés: en règle générale, l’innovation permet de faire baisser les coûts (aviation, construction, etc.). Dans le domaine de la santé, les tarifs n’ont pas bougé depuis les années 90!

IV-Est-ce que certaines catégories de patients sont particulièrement concernées?

OP-Les patients âgés ont normalement besoin de plus de prestations médicales et sont donc particulièrement concernés, mais ce n’est pas seulement un problème d’une certaine classe d’âge. De manière générale, la contradiction entre des patients de plus en plus malades – qui ont donc besoin d’une planification thérapeutique de plus en plus pointue et intégrée – et une médecine qui se fragmente et qui se concentre sur des épisodes ou des actes thérapeutiques individuels devient importante. C’est pourquoi je pense que ce qui s’est passé dans d’autres branches de services comme les banques, les assurances ou l’ingénierie dans les années 80 et 90 du siècle passé, le renforcement des capacités d’analyse, d’intégration et de planification devra avoir lieu en médecine également. La place du projet thérapeutique – puisque c’est bien de cela dont on parle – doit être renforcé.

IV-Cette approche est-elle également utile pour les situations en fin de vie?

OP-Très certainement: Dans le domaine de la fin de vie, la « NZZ » a publié une étude sur la prise en charge aux Etats-Unis et celle en Suisse (1). Dans les deux pays, une surmédicalisation de ces situations peut être constatée. En Suisse, on peut observer un nombre important d’hospitalisations et de thérapies agressives (chimio-, radiothérapie) durant le dernier mois de vie, avec une fréquence plus importante pour les patients avec une couverture d’assurance complémentaire. Aux Etats-Unis, et ce malgré l’introduction du Patient Self-Determination Act en 1990, les patients sont traités d’une manière plus agressive qu’ils ne souhaitent être traités eux-mêmes, et ils ne sont pas traités non plus de la manière que les médecins traitants choisiraient pour eux-mêmes dans une situation analogue.

IV-Et quelles sont les mesures préconisées pour changer cela?

OP-L’étude américaine explique que la médecine moderne est orientée sur une logique de thérapie maximale pour tout le monde et que ses incitatifs financiers encouragent une logique de traitement que les patients ne choisiraient pas spontanément. Elle documente aussi le fait que les situations d’insécurité sont particulièrement propices à la surmédicalisation parce qu’il est plus facile d’initialiser ou de continuer un traitement intensif plutôt que de l’arrêter : Les médecins traitants doivent affronter une communication ressentie comme difficile avec le patient ou ses proches et doivent surtout assumer pleinement leur responsabilité s’ils décident qu’un traitement agressif n’est pas ou plus adéquat. Et ils se sentent souvent seuls face à une situation d’insécurité. Beaucoup d’éléments poussent doc en direction du "Too much medicine".

"Je pense que ce qui nous attend est comparable à la révolution qu’avait apporté la technologie des CT et des IRM, sauf que cela sera 100 fois plus puissant."

Face à cette pression, la redéfinition continue d’un projet thérapeutique efficace, réaliste et conforme à la volonté du patient devient l’ancre essentielle pour assurer une médecine de qualité. La mise à disposition de compétences spécialisées pour appuyer la prise de décision dans des environnements difficiles (urgences, soins intensifs) me paraît également un élément de réponse important. Finalement, il me paraît essentiel de permettre aux patients (et à leurs proches) de se réapproprier les décisions sur leur traitement, aussi et surtout en situation de fin de vie. Exit ne peut pas être la seule solution pour cela.

IV-Notre vision de voir la médecine doit donc changer selon vous.

OP-Oui. La „pathologisation de la vie humaine“ (F. Domenighetti) progresse à grands pas comme le démontre la discussion autour de nouvelles versions de nomenclatures diagnostiques ou le débat autour de la médecine personnalisée. Et en parallèle, nous avons tendance à survaloriser l’acte spécialisé, celui qui soi-disant sauve, au détriment des premières étapes du processus de prise en charge. Mais la vraie valeur ajoutée, qui a une influence sur toute la prise en charge et la vie du patient, c’est le bon diagnostic et la définition d’une bonne approche thérapeutique!

Mais ce changement de culture ne se fera pas en quelques mois. Si je peux faire une parenthèse, il est très intéressant d’observer ce qui se passe dans les services de pédiatrie ou de néonatologie : comme toutes les autres spécialités cliniques, la prise en charge des enfants a bénéficié ces dernières années d’exceptionnelles avancées sur le plan technologique et des traitements à disposition. Toutefois, on n’a pas remarqué la même évolution. Les professionnels évaluent beaucoup plus soigneusement la situation du patient et d’éventuelles souffrances inutiles. On écoute également attentivement les désirs de la famille, sans exagérer l’héroïsme de l’acte thérapeutique individuel. C’est peut-être la preuve qu’il existe une relation adéquate entre le patient et le soignant, et entre ce dernier et l’arsenal thérapeutique à sa disposition.

(1) "Mehr ist nicht immer besser: Übertherapie am Lebensende", NZZ 26.6.2014

IV-Vous n’avez pas mentionné la hausse des prix des médicaments...

OP-En fait, l’impact des médicaments sur cette problématique est relativement limité. La part des coûts des médicaments aux dépenses de l’Assurance obligatoire est stable, voire en légère diminution – entre autre grâce aux baisses de prix imposées par notre office ces trois dernières années. Mais nous voyons évidemment des politiques de commercialisation et de prix très problématiques pour certaines nouvelles thérapies oncologiques ou antivirales. D’autre part, la prescription simultanée et trop peu coordonnée d’un nombre important de médicaments reste un sujet de préoccupation, essentiellement chez les personnes âgées. Un programme national „Eviter les erreurs de médication dans les hôpitaux“ a été lancé récemment à ce sujet.

IV-On parle beaucoup du vieillissement de la population à venir. Mais à vous écouter la situation est déjà préoccupante.

OP-Oui. Les chiffres de l’Office fédéral de la statistique sont effectivement impressionnants : entre 2001 et 2012, le nombre d’admissions aux urgences des plus de 70 ans a augmenté de 70%! Il est donc nécessaire de réévaluer dès maintenant la filière de prise en charge, avant pendant et après l’hospitalisation. En quelle mesure cette augmentation du nombre des admissions en urgences est-il dû à un manque de capacités ou à un problème d’organisation du système ambulatoire? En quelle mesure s’agit-il d’un recours exagéré ou évitable au système hospitalier?

IV-Ce genre de situations va-t-il encore s’accentuer avec l’émergence de la médecine génomique?

OP-Je pense que ce qui nous attend est comparable à la révolution qu’avait apporté la technologie des CT et des IRM, sauf que cela sera 100 fois plus puissant. Les capacités de reconnaissance de situations anomales ou de prédispositions à la maladie vont augmenter très rapidement sans que l’on puisse forcément évaluer correctement et traiter tout ce que l’on trouvera. Et ce gap risque de durer longtemps, provoquant un sentiment d’insécurité important chez les patients. Nous verrons fatalement arriver de nouvelles thérapies – dont les effets principaux et secondaires seront encore très mal étudiés – envahir le marché pour combler la demande.

IV-Les constats que tirent les offices d’autres pays sont-ils comparables aux nôtres ?

OP-Tout le monde se pose les mêmes questions, et s’accorde à dire qu’édicter des lignes de conduites ne sera pas suffisant pour répondre au "Too much medicine". Chacun devra faire ensuite avec son contexte national et son budget de santé publique. On peut d’ores et déjà dire qu’il est toujours plus difficile d’orienter et de calibrer l’offre en prestations médicales lorsque votre système de santé laisse beaucoup de place aux interprétations régionales et au secteur privé, comme c’est le cas en Suisse. Mais il est clair que le vieillissement de la population va obliger tous les pays à repenser les priorités et le mode d’organisation de leur système et qu’une collaboration internationale importante sera nécessaire pour faire face aux prochaines vagues d’innovation – et de poussées de prix, raison pour laquelle nous entretenons déjà des liens étroits avec nos homologues européens.



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