Editorial
Texte: Béatrice Schaad
Photo: Patrick Dutoit

Réduire la mort à néant

Recouvrir les miroirs pour penser au disparu plutôt que se laisser happer par sa propre image, ne laisser transparaître aucun chagrin pour qu’il puisse quitter le monde en toute sérénité, ne pas toucher le corps du défunt durant trois jours et demi pour laisser la conscience s’en aller en toute quiétude.

De tous temps, les hommes ont pris soin d’anticiper la mort, de la considérer comme partie intégrante de la vie. Il en allait ainsi de l’équilibre.

Pourtant, à bien considérer l’histoire récente, il semble qu’une tentation inverse gagne du terrain: cryogénisation, transhumanisme, lutte forcenée contre le vieillissement, autant de tentatives de faire en sorte de réduire la mort à néant.

Ainsi que le résume Atul Gawande, professeur de la Harvard School of Public Health à Boston: «Les progrès scientifiques ont profondément modifié le cours de la vie humaine. Les gens vivent plus longtemps et mieux que ce ne fut jamais le cas dans l’Histoire de l’humanité.» Le corollaire de ce tableau radieux est moins enthousiasmant: selon lui, les progrès fulgurants donnent à croire que le vieillissement et la mort ne sont désormais plus que de simples problèmes cliniques à gérer. Or, conclut-il, «nous, dans le monde médical, avons déjà démontré de façon alarmante que nous sommes tout sauf prêts à cela.»

Les études de médecine préparent à réparer le corps, mais enseignent-elles à vivre sa disparition? Certainement pas, répond Atul Gawande, qui se remémore Ivan Illytch de Tolstoï, patient sur son lit de mort dont tous les médecins alentour, éduqués à sauver, s’obstinent à nier la fin prochaine; le laissant en manque d’empathie et de compréhension à l’heure de ses derniers instants. Aujourd’hui, nourris aux progrès de la médecine, force est de constater qu’ «Ivan Illytch nous est sorti de la tête», résume le chirurgien américain.

Ou, formulé par Loïc Payrard, «encore trop de soignants sont incapables de parler de la mort parce que cela les renvoie à leur impuissance». Étudiant de la Faculté de biologie et de médecine de l’Université de Lausanne, il est aussi le vice-président de «Doctors&Death» qui vise à permettre aux futurs praticiens d’évoquer leurs émotions tout comme de réfléchir à une meilleure communication entre médecins et patients.

Ces derniers ne sont-ils pas en effet les premiers lésés par un discours qui fait abstraction de la finitude possible? Réintégrer la mort comme une partie intégrante des soins, la penser même quand elle paraît impensable: plusieurs professionnels de la santé y œuvrent d’arrache-pied comme le Prof. Borasio, chef du Service de soins palliatifs et de support et entre autres défenseur de la rédaction des directives anticipées. Mais aussi ceux qui travaillent à instituer le projet thérapeutique comme un incontournable de la prise en charge. Car évincer la mort, c’est aussi en un sens déposséder le patient de ses derniers moments de vie. ⁄



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