Editorial
Texte: Béatrice Schaad, responsable éditoriale
Photo: Patrick Dutoit

Le plaisir se cuisine

Il faudrait donc croire qu’il s’agit d’un progrès: un cocktail qui comprend très exactement tous les éléments nécessaires à une nutrition parfaite.

La garantie d’avaler le nombre exact d’oméga-3, d’hydrate de carbone ou de protéines que le corps, ce temple moderne, demande. Relégués donc au rang d’inutilité la belle côte de bœuf du Simmental ou la longue courgette achetée au marché du coin, tout est contenu dans ce seul breuvage. Le slogan de l’entreprise qui l’a mis au point? «Imaginez un monde où vous n’auriez plus à vous préoccuper de nourriture». L’illustration? Un homme jeune, en débardeur dans une cuisine high-tech qui ne connaîtra jamais le bonheur d’être graissée par des éclaboussures de beurre.

Comme en témoigne notre dossier la science dans le domaine nutritionnel progresse à grands pas. Reste à savoir quel est le monde qu’elle nous mitonne. Et s’il reste alléchant. Car ce type de découverte élimine, d’un coup d’un seul, bien d’autres bienfaits liés aux plaisirs de la table: quid du bonheur de sentir en bouche des goûts et des matières divers se succéder, quid aussi des conversations qui permettent de se régaler de ce que l’on mange également par des mots choisis, quid enfin et assez simplement du plaisir de partager la jouissance d’être à table. Les relations qui se nourrissent d’un repas de goulus comptent sans doute aussi leur lot de bénéfices sanitaires que la science a ou pourrait encore quantifier. Et ceci, même si l’imperfection est aussi conviée à cette table, qu’on y hausse parfois le ton ou que quelques oméga-3 font défaut.

Cette tendance à chercher à manger parfaitement porte un nom: l’orthorexie. Qualifié pour la première fois par un médecin en 1997, ce trouble alimentaire caractérise les individus obsédés par l’idée de manger sain. Il amène peut-être quelques bienfaits au corps mais il affaiblit l’âme puisque le premier symptôme observé est une forme d’isolement social du sujet.

C’est bien là toute la difficulté que pose le progrès scientifique dans le domaine de l’alimentation: faire la distinction entre manger bien ou en être obsédé jusqu’à la maladie. Résister à cette tentation sera d’autant plus complexe que se profile, comme dans d’autres domaines médicaux, la possibilité d’une cuisine personnalisée. Or, l’assiette n’est-elle justement pas un terrain qui doit échapper à l’approche individuelle, centrée sur soi?

Tentez de humer un breuvage idéal, comparez-le au fumet qui s’évade d’une cocotte, la conclusion s’impose d’elle-même: résister au cocktail tout-en-un, à un commerce qui revêt les habits de la science, c’est continuer de désirer un monde où le plaisir est un art qui se cuisine.



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