Dossier
Texte: Andrée-Marie Dussault

« Il faut démystifier l’activité scientifique »

« Critique de science », comme d’autres sont critiques littéraires, Jacques Testart défend une approche scientifique au service du bien commun. Interview.

in vivo / Vous affirmez que la science doit être critiquée, au nom de la science même. Pourquoi?

jacques testart / Personne ne peut nier l’apport de la science occidentale à nos civilisations et à notre compréhension du monde. Elle constitue un savoir exceptionnel grâce à son protocole rationnel pour l’acquisition permanente de connaissances. Mais du point de vue rationnel, qui est celui de la science, on ne peut pas la défendre sans la critiquer. Croire que la science a réponse à tout, a raison sur tout, l’ériger en religion sans la critiquer, relève du dogmatisme et très peu de l’esprit scientifique. La critique ou la contestation du progrès – qui ne consiste pas dans le refus global de toutes les productions techniques – rencontrent souvent des jugements hostiles et sommaires. Cette contestation serait le fait d’esprits obscurantistes qui prôneraient un retour à la chandelle dans la caverne. Or, on ne peut pas assimiler toute critique à un complot ou à de l’ignorance.

iv / Vous vous définissez vous-même comme un critique de science, quel est votre rôle dans cette posture?

jt / Je démystifie l’activité scientifique pour permettre aux citoyennes de se sentir légitimes à porter des jugements sur les institutions et leurs productions. Le.la critique de science a pour vocation de susciter au sein de la population un doute légitime face à la volonté de résoudre les problèmes sociaux principalement par des moyens technologiques. Le.la critique de la science possède la volonté de comprendre et de révéler des mécanismes communs aux développements indésirables de la science quand elle est livrée à des intérêts particuliers ou à des idéologies néfastes. Aujourd’hui, par exemple, les intérêts du capitalisme sont déterminants dans la nuisance des activités scientifiques.

iv / Il s’agit aussi de populariser les disciplines scientifiques?

jt / Oui, le.la critique vise à remettre en question le caractère élitiste et autoritaire de la communauté scientifique, souvent imbue de ses prérogatives, ainsi que son indifférence relative par rapport aux effets économiques, écologiques ou éthiques de ses activités. Les scientifiques ne sont pas des demi-dieux ou demi-déesses. Être chercheureuse ne devrait pas empêcher de demeurer citoyenne et donc responsable des conséquences de ses actes.

Le ou la critique relève aussi la condescendance avec laquelle ilselles considèrent parfois la population, supposée incapable de comprendre ou de porter un jugement sur l’activité scientifique. Ilelle s’intéresse aux conséquences, constatées ou prévisibles, de l’activité technoscientifique, soumise à des finalités économiques ou militaires. L’arrogance de la science officielle, ou son instrumentalisation par des intérêts qui ne sont pas ceux de la population, peut avoir comme conséquence regrettable d’entraîner certaines personnes à lui préférer tout ce qui n’en relève pas, au risque d’avaliser des pratiques totalement dénuées de fondement.

iv / Une simple citoyenne peut-il lui aussi critiquer la science?

jt / Un bagage scientifique est certes requis lorsqu’il s’agit de porter un jugement sur la qualité scientifique d’une démarche ou d’un résultat. Mais en ce qui concerne des innovations qui influencent la vie de tout le monde et, comme c’est souvent le cas, qui menacent le bien commun – notre qualité de vie, notre santé, l’environnement… – n’importe qui est habilité à en juger.

iv / Qu’est-ce qui a fait naître « l’appel citoyen pour la démocratisation de la science*» ?

jt / Face à la marchandisation des savoirs et du vivant, de nombreuses mobilisations et initiatives ont engagé une réaction démocratique, souhaitant un nouveau pacte social pour une science citoyenne, responsable et solidaire. Il ne s’agit pas d’une « montée des croyances irrationnelles » ou d’un manque d’information ou de « culture scientifique ». Ces manifestations démontrent qu’une science pour toustes doit se construire avec toustes, dans le dialogue avec des savoirs jusqu’ici dévalorisés, par exemple ceux des paysannes. Et ce, en reconnaissant d’abord que la noble démarche scientifique pour découvrir et comprendre le monde est très souvent sous-tendue par la volonté utilitaire de maîtriser et de mettre en marché, surtout depuis que la science est devenue technoscience au XXe siècle.

iv / Vous soulignez l’urgence de la situation  ?

jt / L’Anthropocène – l’ère géologique actuelle marquée par l’influence humaine destructrice, notamment sur le climat et la biosphère – est essentiellement la conséquence de l’exercice d’une puissance technologique sans frein. Il est donc absolument légitime et urgent de soumettre la technoscience à un examen critique. L’humain a fait basculer notre monde dans une hostilité irréversible et s’obstine à soutenir cette tendance mortifère. Il est grand temps de s’interroger sur ce que pourraient être les progrès scientifiques authentiques qui préservent les ressources naturelles, n’entraînent pas de pollutions notables, avancent avec précaution, créent ou respectent la convivialité. En somme, ceux qui bonifient la vie des humains sans compromettre la planète et les êtres vivants. C’est aux populations de réaliser ces choix, et non aux scientifiques, tout « expertes » qu’ils soient. Des procédures doivent être validées pour que ce soient les citoyennes qui décident effectivement du bien commun.

iv Comment vos collègues réagissent-ilselles à votre démarche?

jt / Très peu la comprennent et l’acceptent. En général, les chercheureuses, qui ont beaucoup investi (études longues, horaires de travail illimités, salaires médiocres...) et qui assument une vocation noble, recherchent la considération et contestent toute analyse critique de leur fonction. Ilselles estiment qu’il revient seulement à la société de leur donner davantage de moyens. Ilselles confondent souvent involontairement la connaissance (objectif incontesté) avec la production de moyens et de techniques pour changer le monde (objectif à expertiser par la population). Les crises environnementales commencent à leur ouvrir les yeux.

* Jacques Testart fait ici référence au manifeste « Maîtriser la science », paru en 1988 dans le « Monde et Nature », signé aussi par le biologiste Albert Jacquard.



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Défenseur d’une science citoyenne

Le Français Jacques Testart est biologiste, pionnier de la fécondation in vitro, directeur de recherche honoraire à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm) à Paris. Il est par ailleurs président d’honneur de Sciences citoyennes. L’association vise l’accroissement des capacités de recherche x d’expertise de la société civile, des forces associatives, consuméristes et syndicales ; la constitution d’un tiers secteur scientifique, répondant mieux à
des besoins sociaux et écologiques croissants et négligés par les orientations scientifiques dominantes ; la stimulation de la liberté d’expression et de débat dans le monde scientifique, ainsi que l’appui aux lanceureuses d’alerte.