Dossier
Texte: Sylvain Menétrey
Photo: Éric Déroze (SAM)

Turbulences en gériatrie

Alors que le mouvement Smarter Medicine prend de l’ampleur, un livre paru en France a ouvert une polémique au sujet du traitement d’Alzheimer et de la conception même de cette maladie. La prévention demeure le meilleur remède.

Depuis l’été, la maladie d’Alzheimer déchaîne les passions en France, et par ricochet aussi en Suisse. Parmi les spécialistes du déclin cognitif, deux visions de la médecine s’affrontent: la dominante, qui dicte depuis près de trente ans les politiques de santé et les lignes thérapeutiques par la prescription de médicaments censés limiter certains troubles; et celle défendue par une frange de médecins plus réduite, mais combattive, qui prône l’abandon des médicaments et le développement de mesures plus douces comme la psychologie et l’orthophonie. Entre ces deux positions, c’est la définition même d’Alzheimer qui se joue. Considérée comme une pathologie dégénérative de la même famille que Parkinson par les uns, elle est renvoyée, par les autres, à une simple mais inexorable conséquence du vieillissement.

Dépendance médicale

C’est le livre Alzheimer le grand leurre (Michalon, 2018), signé par Olivier Saint-Jean, patron du service de gériatrie de l’hôpital Georges-Pompidou, à Paris, et le journaliste santé du quotidien Libération, Éric Favereau, qui a mis le feu aux poudres. Non sans succès, puisqu’au cours de l’été, le Ministère de la santé français a décidé de ne plus rembourser les médicaments Aricept, Exelon, Réminyl et Ebixa, tous des traitements dits anti-Alzheimer, dont il a été jugé que leur «service médical rendu» était trop faible. La ministre Agnès Buzyn suivait une préconisation formulée en 2016 par la Haute Autorité de santé (que la ministre présidait à l’époque). Dans son ouvrage, qui retrace l’histoire d’Alzheimer depuis le premier cas décrit par le chercheur allemand Alois Alzheimer, en 1906, Olivier Saint-Jean aborde cette maladie comme une «construction sociale», qui a pathologisé le vieillissement et placé les personnes âgées dans un état de «dépendance» vis-à-vis du corps médical. Il fustige aussi comme «inutiles» les inhibiteurs de l’acétylcholinestérase, cette classe de médicaments contre laquelle la France s’est prononcée. Voire «dangereux», car ils sont soupçonnés, notamment, d’être responsables de décès de nature cardiovasculaire.

Pensée logique réduite

La perspective de Saint-Jean semble s’inscrire dans la tendance actuelle d’une limitation des actes médicaux inutiles et d’une meilleure intégration des patients dans la réflexion au sujet de leur traitement. Dans le cas d’Alzheimer, pourtant, les choses sont plus compliquées, car, comme le relève Stefanie Becker, directrice d’Alzheimer Suisse, «à un certain stade, la maladie affecte les capacités de pensée logique et les malades ne comprennent plus les conséquences de leurs décisions ».

Très remonté contre l’approche de Saint-Jean, Jean-François Démonet, directeur du Centre Leenaards de la mémoire, au CHUV, parle d’un retour à «l’obscurantisme».

«Il est plutôt paradoxal, après cinquante ans de recherches extraordinaires, que quelqu’un issu du système de santé soutienne qu’Alzheimer est un mythe.»

Il rappelle les cas de dégénérescences précoces chez des personnes de cinquante ans et les formes génétiques d’Alzheimer comme preuves de l’existence de la maladie. «Entre observer une augmentation de la prévalence avec l’âge, et établir qu’Alzheimer n’est qu’un signe de vieillissement, il y a un grand pas», souligne Jean-François Démonet.

Au sujet des médicaments, il se veut plus mesuré. «Leurs effets sont modestes, mais indiscutables. Ils n’ont pas d’impact sur la mémoire, mais ils renforcent la fonction d’attention, de présence au monde.» Des bénéfices suffisants à son avis pour justifier leur prescription, d’autant que les effets secondaires ne seraient pas plus graves que l’aspirine. «Tout médicament comporte des risques, il en va de la responsabilité des médecins de prescrire un traitement adapté à chaque patient», complète Stefanie Becker. L’avantage, moins vérifiable, mais peut-être central, de ces médicaments tient dans la relation patient-traitant qu’ils créent. La prise de médicaments implique un suivi régulier par un professionnel de la santé, ce qui procure des effets psychologiques bénéfiques. «Il est prouvé qu’un médicament a moins d’effet lorsqu’il est délivré par une machine», explique ainsi Jean-François Démonet.

«En l’absence de preuve d’efficacité des thérapies alternatives, nous continuons à travailler avec des options médicamenteuses aux effets reconnus.»

Promesses de l'Aducanulab

Le Centre Leenaards de la mémoire ne se prive pourtant pas de travailler en complément avec un large éventail d’approches non médicamenteuses comme la physiothérapie, l’art-thérapie, ou la psycho-éducation des proches, afin que ces derniers apprennent à sécuriser les personnes atteintes d’Alzheimer en abaissant leur degré d’anxiété et en leur faisant pratiquer des activités valorisantes. «Notre recherche consiste à évaluer les bienfaits à long terme de ces pratiques, que défend aussi Olivier Saint-Jean.»

Les deux parties se rapprochent également dans la défense de la prévention. «C’est à 40 ans qu’il faut penser à son avenir cognitif», avertit le professeur Démonet.

«Ce qui est bon pour le cœur l’est aussi pour le cerveau et il ne faut jamais cesser d’apprendre.»

Le Centre Leenaards de la mémoire propose, ainsi, un programme de stimulation cognitive des personnes âgées, à l’aide de tablettes numériques. Mais le débat va peut-être se tarir grâce aux progrès de la recherche pharmaceutique. Celle-ci pourrait fournir dans un horizon prochain des médicaments plus efficaces, tel l’Aducanumab, dont les premiers tests cliniques ont montré un ralentissement probant des symptômes de déclin cognitif.



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Jean François Démonet est médecin neurologue et directeur du Centre Leenaards de la mémoire au CHUV.