Tendances
Texte: Martine Brocard
Photo: Philippe Gétaz

Le paradoxe du gluten

Alors qu’elles ne souffrent pas d’intolérance, de nombreuses personnes adoptent un régime sans gluten. Quel est l’impact d’une telle pratique sur la santé?

Apr 01, 2015

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"Le gluten-free Museum"

L'adresse circule actuellement sur les réseaux sociaux: voici à quoi ressemblerait notre Histoire de l’art si le gluten était banni des oeuvres les plus célèbres… Bonne visite!

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Depuis quelques années, des célébrités comme le joueur de tennis Novak Djokovic, l’actrice Gwyneth Paltrow et l’animatrice Oprah Winfrey ne jurent que par le régime sans gluten, censé faire maigrir, améliorer la qualité de la peau, redonner de l’énergie, etc. Les adeptes se comptent en millions à travers le monde: quelque 30% des Américains ont stoppé ou diminué leur consommation de produits à base de blé, de seigle et d’orge, selon un sondage de l’institut

«Ce régime représente un énorme sacrifice et coûte très cher.»

d’étude de marché américain NPD Group datant de 2013. Outre-Atlantique on parle même de «bread-shaming», le fait de regarder de travers une personne qui mange du pain.

Sans atteindre ces extrêmes, la tendance existe aussi en Suisse. Aucun chiffre n’est disponible concernant les disciples helvétiques de ce régime, mais les produits sans gluten des supermarchés ou des boulangeries spécialisées rencontrent un grand succès malgré
leurs prix élevés. Chez les gastro-entérologues, les consultations liées au gluten ont doublé voire triplé depuis trois ou quatre ans.

«Il y a deux cas de figure: des personnes réellement allergiques avec des marqueurs dans le sang, et des personnes sensibles au gluten sans y être allergiques», précise Jean-Louis Frossard, chef du Service de gastro-entérologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG).

«Bon placebo»

Dans le premier cas, il s’agit de la maladie cœliaque (prononcer «céliaque», ndlr), une maladie auto-immune. Elle concerne 1% de la population et détruit progressivement les parois de l’intestin grêle. Ses symptômes sont multiples et comprennent troubles digestifs, diarrhée, constipation, problèmes dermatologiques, déprime, problèmes de fertilité, diabète ou arthrite, la liste est longue. Il n’existe pas d’autre traitement qu’un régime strict sans gluten.

Dans le second cas, «il s’agit souvent de la pathologie du côlon irritable, les patients souffrent de constipation,
de diarrhée ou de ballonnements, mais les tests ne révèlent rien d’anormal», indique Jean-Michel Cereda, gastro-entéro-hépatologue à Sierre et consultant aux HUG. A l’image des stars, ces personnes non cœliaques sont de
plus en plus nombreuses à se mettre au régime sans gluten, souvent de leur propre chef, et disent se sentir mieux.

Pour l’heure, aucune étude n’atteste le bien-fondé de cette démarche. «J’ai plutôt l’impression que cela a
l’effet d’un bon placebo», poursuit Jean-Michel Cereda. Son confrère Jean-Louis Frossard estime de son
côté que «si les gens se sentent mieux, c’est certainement qu’il y a un effet, mais pour l’instant on ne le connaît pas».

Cher et compliqué

Les spécialistes de la diététique partagent ce scepticisme. «Une personne qui décide de bannir le gluten sans y
être intolérante va peut-être se sentir mieux parce qu’elle se recentre sur son alimentation, arrête de grignoter et se met à manger plus équilibré», estime Vanessa Brancato, diététicienne diplômée et responsable du groupement vaudois de l’Association suisse des diététiciennes. Mais s’il n’y a pas de nécessité, mieux vaut y réfléchir à deux fois. «Ce régime représente un énorme sacrifice et coûte très cher», prévient-elle. Dans la grande distribution, 500 g de spaghetti sans gluten coûtent 4,20 francs, (soit 8,40 francs du kilo), contre 95 centimes le kilo pour les spaghettis de la gamme la moins chère.

En outre, éliminer totalement le gluten s’avère plus compliqué qu’on ne l’imagine. «Certaines personnes disent pratiquer ce régime alors qu’elles ont seulement arrêté le pain et les pâtes. Elles ne se rendent pas compte que le gluten est bien plus largement répandu: on le retrouve dans les plats précuisinés,

la bière, les sauces, etc.», note Thérèse Farquet, diététicienne à Genève. Le régime implique d’être très strict: une cuillère en bois utilisée pour remuer les pâtes traditionnelles ne doit pas servir dans la casserole de pâtes sans gluten…

Pour autant, pratiquer un tel régime sans nécessité «n’est pas spécialement dangereux, tant que l’on maintient une alimentation équilibrée, ajoute Vanessa Brancato. En se tournant vers d’autres céréales, on va même souvent se trouver avec des féculents plus complets, comme le maïs, le sarrasin, les lentilles, la quinoa ou les châtaignes, ce qui va augmenter la part de fibres.» Selon Thérèse Farquet, «les adeptes risquent plus une alimentation monotone que des carences».

Test indispensable

Attention, avertissent toutefois les médecins, il règne un paradoxe en matière de régimes sans gluten. Autant, des individus qui tolèrent parfaitement le seigle, le blé et l’orge vont y renoncer pour suivre la mode, autant les malades cœliaques sont sous-diagnostiqués, alors qu’ils courent un risque accru de développer un cancer. «Ce risque redevient normal lorsqu’ils suivent un traitement comprenant une éviction complète du gluten», pointe Jean-Louis Frossard. Il importe donc de détecter
la maladie rapidement.

Selon une étude de chercheurs de l’Université d’Umea en Suède datantde 1999, 8 adultes sur 10 atteints de maladie cœliaque ne sont pas diagnostiqués. Une étude menée en 2004 par le docteur Cereda conclut qu’à Sierre, seule une personne sur 500, voire une sur 1’000, est diagnostiquée, soit une prévalence 5 à 10 fois inférieure à la moyenne européenne. Pourtant le diagnostic est relativement simple: il consiste en une prise de sang cherchant des marqueurs immunitaires à cette maladie. Si le résultat est positif, il sera confirmé par une biopsie de l’intestin grêle. Lorsqu’un cœliaque entreprend son régime, les résultats sont souvent spectaculaires. «J’avais une patiente de 25 ans, toujours mal fichue, qui n’arrivait pas à sortir du
lit avant midi et ne parvenait pas à avoir d’enfant. Depuis son diagnostic, elle a maintenant trois enfants et court Sierre-Zinal et le marathon de New York», raconte Jean-Michel Cereda.

Les praticiens invitent donc tous les candidats au sans gluten à se faire tester au préalable. «Lorsqu’une personne vient me dire qu’elle se sent beaucoup mieux depuis le début de son régime mais qu’elle n’a subi aucun test, je ne peux pas savoir si elle souffre ou non de coeliakie, regrette le spécialiste. Si elle a arrêté le gluten, la maladie sera indétectable dans ses tests sanguins. Par conséquent je vais devoir lui dire de recommencer à en manger pour pouvoir la tester. Il faut faire les choses dans l’ordre!»

Le test de coeliakie est d’ailleurs en passe de devenir aussi simple qu’un test de grossesse. Augurix, une start-up valaisanne, en a mis un au point. Il est disponible pour 45 francs en pharmacie depuis 2011. Migros en propose aussi un pour moitié prix depuis 2013, mais sa fiabilité ne fait pas l’unanimité selon les spécialistes interrogés.

«Cela devient obsessionnel»

La diététicienne Nicoletta Bianchi* regrette la diabolisation du gluten.

IV Que faut-il penser du mouvement de rejet du gluten tel qu’on l’observe aux Etats-Unis?
NB C’est vraiment extrême. Il ne faut pas diaboliser un aliment comme cela sans raison. Le gluten n’est pas toxique. Il n’est problématique que lorsqu’il y a une intolérance. Notez qu’on observe une même tendance avec le lait, alors qu’il est seulement contre-indiqué en cas d’intolérance au lactose ou d’allergie avérée aux protéines de lait.

IV En quoi la mode des régimes sans gluten est-elle problématique?
NB Pour certaines personnes, cela devient obsessionnel. Le plus ennuyeux est lorsqu’on l’impose à des enfants qui n’ont rien demandé et qui n’en ont pas besoin. Nous luttons activement contre cela, notamment en expliquant aux parents les inconvénients sociaux que cela implique, par exemple lors de goûters d’anniversaire.

IV Quelle est l’ampleur de la mode des régimes sans gluten en Suisse romande?
NB Il est vraiment difficile d’estimer le nombre de personnes qui pratiquent cette diète. Ce sont souvent des gens qui s’y mettent d’eux-mêmes ou sur des conseils provenant des milieux des médecines parallèles.

*Nicoletta Bianchetti est diététicienne HES au Service d’endocrinologie, diabétologie et métabolisme au CHUV, et diététicienne conseil à l’association romande de coeliakie.



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De l’hostie au rouge à lèvres

La coeliakie a longtemps posé problème aux catholiques pratiquants, car les hosties, des morceaux de «pain» consommés pendant les rites liturgiques chrétiens, contiennent du gluten. Une société française a trouvé la solution et en fabrique une version sans gluten que le cœliaque pourra apporter lui-même pour la communion. Du rouge à lèvres et autres cosmétiques «gluten free» sont aussi apparus sur le marché. Pour ces derniers, les spécialistes parlent davantage de coup marketing surfant sur la tendance que de nécessité pour les patients.

L’intolérance au gluten, c’est quoi?

Le gluten est une famille de protéines qu’on trouve dans le blé, l’orge et le seigle et qui donne son élasticité à la pâte à pain. C’est la gliadine, une des molécules qui le composent, qui cause la maladie cœliaque. La coeliakie n’est pas une allergie au gluten, mais une réaction immunitaire. Contrairement à une allergie aux piqûres d’abeille où les anticorps réagissent dans les minutes qui suivent, dans le cas de la maladie cœliaque, ce sont les cellules qui réagissent petit à petit. La gliadine crée une inflammation du tube digestif qui fait progressivement disparaître les villosités intestinales, des petits poils semblables à des doigts de gants microscopiques qui tapissent notre intestin grêle. Ces villosités sont responsables de l’absorption des substances contenues dans nos aliments. Lorsqu’elles sont endommagées, la surface d’absorption rétrécit, ce qui augmente les risques de cancer.