Prospection
Texte: William Türler et Rachel Perret
Photo: Eric Déroze - Service de communication et de création audiovisuelle du CHUV

Lorsque la souffrance psychique ne peut attendre

Plongée au cœur des urgences psychiatriques du CHUV, où les spécialistes doivent résoudre cette difficile équation: allier le temps nécessaire à une consultation psychiatrique à la rapidité d'une prise en charge immédiate.

Bras cassé, arrêt cardiaque, cheville tordue: pour y avoir été confronté en principe au moins une fois dans sa vie, chacun comprend ce que sont les urgences somatiques. Mais à quoi ressemble une urgence psychiatrique? «Elle est définie par le fait que le patient ne peut attendre: il ressent une douleur psychique qui nécessite une réponse immédiate», répond Sebastien Brovelli, chef de clinique au sein de l’Unité urgences et crise du Département de psychiatrie du CHUV. 24 heures sur 24, les urgences psychiatriques accueillent des personnes en détresse psychosociale. Précarisés ou non, ces patients sont frappés d’angoisses qui rendent leur vie quotidienne impossible. Ils présentent parfois un danger pour eux-mêmes et leur entourage.

En ce lundi matin du début du mois d’août, une trentaine de situations traitées durant le week-end sont inscrites au tableau de la salle de réunion et de transmission entre les équipes. «La plupart du temps, les gens viennent seuls, de leur propre chef, ou accompagnés de proches inquiets de leur état de santé mentale, indique le chef de clinique. Dans les situations plus agitées, les patients nous sont directement adressés par une ambulance ou par les forces de l’ordre.»

Ce jour-là, il est notamment question d’une personne sans domicile fixe ayant déjà effectué cinq séjours à l’hôpital psychiatrique de Cery pour des troubles délirants persistants et des troubles de la personnalité. Son épouse demandant une mesure d’éloignement en raison d’une attitude menaçante envers elle-même et ses enfants, la situation requiert l’expertise de plusieurs spécialistes. Composée d’infirmières, d’assistantes sociales, de médecins et de psychologues, l’équipe des urgences psychiatriques compte 25 professionnels. Chaque année, elle traite environ 4’000 personnes.

Prise en charge à deux

Le premier contact s’effectue généralement au desk de l’unité. «L’accueil infirmier doit permettre d’évaluer rapidement la situation afin d’ajuster au cas par cas les premières mesures de la prise en soins, note l’infirmière Élodie Raynal. Dans certaines situations, nous poursuivons l’intervention seules sous supervision mais, la plupart du temps, après ce temps d’accueil, nous rencontrons la personne en binôme avec un médecin.» Mener l’entretien à deux permet par ailleurs de confronter les opinions et de mieux comprendre les difficultés du patient.

Lors de chaque entretien, les premières questions qui se posent aux professionnels sont les mêmes: comment accueillir la souffrance de la personne, comment y donner du sens en lien avec son parcours de vie et avec sa singularité? Comment l’accompagner au mieux: en ambulatoire, à l’hôpital, avec ou sans prescription médicamenteuse?

Pour y répondre, plusieurs indicateurs sont examinés, à commencer par l’intensité symptomatique et la possibilité de mobiliser ou non ses propres ressources et celles de son réseau, comme ses proches par exemple. La gravité des situations varie fortement, de la crise psychiatrique la plus aiguë et bruyante à une consultation plus sereine où la personne formule clairement une difficulté rencontrée dans sa vie.

Le temps, point de suspension

Une part importante de l’activité de l’équipe consiste à intervenir auprès des patients des urgences somatiques. Il arrive régulièrement qu’une composante psychiatrique émerge au cours de la prise en soins. Il peut s’agir par exemple de tentatives de suicide. Responsable de l’unité et spécialiste de la prévention du suicide, Laurent Michaud souligne que la destinée de l’immense majorité des personnes suicidaires est d’aller mieux: «Chaque année, nous accompagnons plusieurs centaines de personnes qui ont tenté de se suicider et la plupart se rétablissent. Pour cette population, le risque est plus grand de ne pas recevoir les soins adaptés. Notre travail consiste aussi à déconstruire les fausses croyances, les idées reçues qui circulent à propos du suicide. On entend souvent, par exemple, que parler du suicide à quelqu’un pourrait l’inciter à le faire. Au contraire, en parler c’est avant tout ouvrir la porte à un dialogue, écouter la souffrance de l’autre et en accepter l’existence, ce qui permet à la personne de sortir de l’isolement lié à son processus suicidaire.»

Contrairement aux urgences somatiques où l’on utilise des degrés de gravité (1, 2 et 3), l’équipe des urgences psychiatriques privilégie une appréciation qualitative et individuelle des situations. «Nous cherchons cependant à identifier le niveau d’urgence, explique Sebastien Brovelli. Par exemple, nous disposons de codes couleurs rouge, jaune et vert qui correspondent à des salles, des procédures et des mesures de soins, telles que le renfort de soignants, voire de personnel de la sécurité.» La question du temps est centrale, analyse Laurent Michaud, et reste souvent un point de tension entre urgentistes somaticiens et psychiatriques: «Alors que les premiers doivent jouer leur rôle le plus rapidement possible, nous avons souvent besoin d’un espace-temps plus long pour rencontrer le patient, le comprendre et contacter son entourage personnel et soignant. Cela peut par exemple permettre d’éviter une hospitalisation.»

Aux urgences psychiatriques, la rencontre entre un patient et ses thérapeutes commence souvent sur une base très intense, créant un attachement fort.

«Cela constitue une autre difficulté propre à notre service, commente Laurent Michaud. Nous devons trouver le juste équilibre entre l’investissement nécessaire à la rencontre – en santé mentale, c’est la rencontre qui soigne – et le ‘désinvestissement’ inhérent à une unité comme la nôtre, où le suivi de crise s’inscrit sur une période limitée.»

Souvent amenées par la police ou le réseau de soins, les personnes en décompensation psychiatrique comptent parmi les situations les plus complexes à gérer. «Chaque patient est un monde en soi, résume la cheffe de clinique, Ana Ochoa Godall. Dans notre métier, nous apprenons beaucoup sur les autres, mais aussi sur nous-mêmes. Nous vivons souvent des choses difficiles que nous ramenons parfois à la maison. Un des aspects les plus difficiles est d’apprendre à assumer nos propres limites. Bien sûr, nous aimerions être plus influents, avoir plus d’impact sur la vie et l’amélioration de l’état des personnes que nous traitons, mais il faut savoir gérer la frustration de ne pas toujours pouvoir être aussi utile que nous aimerions l’être. Un travail personnel peut être très bénéfique pour y faire face, mais aussi pour apprendre à différencier les aspects qui appartiennent au patient de ceux qui viennent du thérapeute dans la relation thérapeutique. Le fait de pouvoir discuter entre nous, à l’interne, aide beaucoup.»



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Toute la journée, l’équipe des urgences psychiatriques note les entrées de patients sur un tableau pour organiser leur prise en charge.

Avant de se présenter aux urgences psychiatriques, il est recommandé de téléphoner à la centrale téléphonique des médecins de garde au 0848 133 133.

L'anxiété, une conséquence de la pandémie

Comme les urgences somatiques, les urgences psychiatriques du CHUV ont observé une baisse nette de leur fréquentation durant la période du semi-confinement, et un retour à la normale, voire une augmentation des consultations, à la levée des mesures sanitaires. Comment l’expliquer? «Durant le confinement, il y avait sans doute une sidération générale qui a permis d’étouffer certaines problématiques, note Sebastien Brovelli, chef de clinique au sein de l’Unité urgences et crise du Département de psychiatrie du CHUV. Lors du déconfinement, nous avons constaté qu’un grand nombre de personnes avait développé des symptômes anxieux et dépressifs en lien avec la pandémie. Le battage médiatique autour de cette dernière n’y est sans doute pas étranger. Ce qui nous a surpris, c’est qu’il ne s’agissait pas forcément de gens qui étaient fragiles auparavant.» Au-delà de la peur du virus, ces états sont à mettre en perspective avec les conséquences de cette période hors norme en termes relationnels, professionnels ou de violences intrafamiliales. «Beaucoup de ces personnes étaient déjà isolées avant la crise, ajoute l’infirmière Élodie Raynal. Le fait que tout le monde se soit retrouvé confiné pouvait être considéré comme une sorte de norme, qui les rassurait. Après le confinement, elles ont observé un retour à la normale pour les autres, mais pas pour elles.»