Décryptage
Texte: Patricia Michaud

Le vagin libéré des intox

Best-seller écrit par deux étudiantes en médecine, «Les Joies d’en bas» cherche à combler un manque criant d’information en matière de sexualité féminine. Le sujet est-il donc encore tabou, cinquante ans après la libération sexuelle?

Le succès planétaire rencontré par l’ouvrage Le charme discret de l’intestin a donné à Nina Brochmann et Ellen Støkken Dahl la dernière bouffée de courage qui leur manquai : les deux étudiantes en médecine ont à leur tour publié un livre démystifiant un sujet scientifique tabou, la sexualité féminine. Tout comme leur homologue allemande Giulia Enders, les jeunes Norvégiennes ont tapé dans le mille. À peine deux ans après sa sortie, le livre Gleden med skjeden est déjà traduit dans 36 langues, dont le français (sous le titre Les Joies d’en bas, aux éditions Actes Sud). Le concept sous-tendant cet ouvrage de vulgarisation médicale est simple. Les auteures explorent les contre-vérités qui circulent au sujet de l’appareil génital, du cycle menstruel, de l’orgasme ou encore de la contraception. Puis elles les confrontent à des réalités scientifiques. Le tout saupoudré d’humour, de conseils pratiques et d’illustrations.

Comment expliquer l’onde de choc provoquée par un livre qui, au fond, ne réinvente pas la roue, mais se contente en quelque sorte de coucher sur le papier un best of des informations disponibles dans la littérature et sur internet sur un sujet comme le clitoris? «Justement, nous voulions faire contrepoids à toutes les intox qui inondent la Toile», explique Nina Brochmann. Aujourd’hui, «l’importance de plus en plus grande accordée au corps et le boom des échanges sur les réseaux sociaux ont engendré une vraie prise de conscience et un besoin de changement». Or, les deux étudiantes en médecine ont constaté, durant leurs six ans passés à dispenser des cours d’éducation sexuelle et à modérer le blog Underlivet (Le territoire génital), que les femmes nagent encore en eaux troubles.

«Si les Norvégiennes, qui vivent dans l’un des pays les plus libéraux et ouverts au monde, ont encore tellement de questions sans réponses sur leur sexualité, imaginez les autres!»

Le médecin, un partenaire plutôt qu'un dieu

Médecin agréée coresponsable de la Consultation de médecine sexuelle du CHUV, la gynécologue Sandra Fornage n’est pas étonnée par le succès du livre Les Joies d’en bas. «Ce qui est nouveau dans notre société, c’est que les gens ne considèrent plus leur médecin comme un deuxième Dieu. Plutôt que de se laisser imposer des diktats, ils s’informent, tentent de comprendre comment leur corps fonctionne, afin de pouvoir prendre des décisions éclairées.» Encore faut-il, et on y revient, avoir accès aux informations pertinentes. «La sexualité féminine est clairement l’un des parents pauvres de la science», poursuit Sandra Fornage. Un exemple parlant?

«Jusque dans les années 1950 et à la publication des travaux de Masters et Johnson (ndlr. des pionniers de la sexologie humaine), on partait du principe que les femmes n’avaient pas vraiment de plaisir sexuel!»

Le nouveau millénaire n’a d’ailleurs – de loin – pas abattu tous les mythes autour de ce que Freud appelait le «continent noir». «L’une des choses qui nous a le plus interpellées Ellen et moi durant la rédaction de ce livre, c’était de réaliser que de nombreuses connaissances populaires erronées sur le corps féminin sont propagées par des spécialistes», souligne Nina Brochmann. Les deux jeunes femmes ont d’ailleurs participé à cette gigantesque désinformation. «Notre plus grand choc, et source d’embarras, concerne l’hymen. Pendant des années, nous avons enseigné à des adolescentes et à des jeunes femmes issues de l’immigration qu’elles ne saigneraient pas forcément durant leur premier rapport sexuel car elles avaient peut-être déjà perdu leur virginité durant l’enfance, par exemple en faisant du vélo ou de l’équitation.»

Ce que les auteures norvégiennes n’ont découvert que bien plus tard, en approfondissant leurs recherches dans la littérature scientifique et en discutant avec des experts, c’est que l’hymen «est constitué chez la plupart des femmes d’un anneau de tissus élastique, qui peut facilement s’élargir afin de laisser entrer un tampon ou un sexe masculin». Par conséquent, «on ne perd pas sa virginité lors du premier rapport sexuel ; l’hymen s’étend et reste dans le corps. Les éventuelles pertes de sang, qui concernent environ 50% des femmes, sont liées au fait que leur hymen est un peu trop serré et qu’il subit une petite déchirure au moment de la pénétration.» Et Nina Brochmann de préciser: «L’hymen n’est donc pas l’apanage des vierges et il n’est pas possible de déterminer si une femme a déjà eu des relations sexuelles sur la simple base de son aspect.»

Lente levée des tabous

Au vu des ventes stratosphériques de l’ouvrage (rien qu’en français, il s’en est déjà écoulé plus de 50’000 exemplaires), on est aussi en droit de se demander si la sexualité féminine ne demeure pas taboue, même si plus de 50 ans se sont écoulés depuis la révolution sexuelle et les mouvements féministes des années 1960. «Notre livre contient sans conteste de nombreux sujets que la majorité des femmes n’osent pas aborder avec leur médecin.» Quant aux praticiens, des études réalisées en Norvège ont montré qu’ils peinent eux aussi à parler de la sexualité avec leurs patientes. «C’est regrettable, car une vie sexuelle active et épanouie fait partie intégrante de notre bien-être physique et mental», tonne Nina Brochmann.

Si elle constate elle aussi que les tabous sont encore bien ancrés dans la société, Sandra Fornage se réjouit néanmoins d’un timide changement de modèle. «Les jeunes femmes qui me consultent – en tant que gynécologue – parlent beaucoup plus ouvertement et n’attendent pas que tous les sujets viennent de moi. Elles prennent l’initiative. Dans la même veine, elles sont plus actives dans leur vie sexuelle, ont envie d’essayer de nouvelles choses, font des propositions à leurs partenaires. Je pense que c’est lié à l’empowerment féminin.»

Médecin adjoint- agrégé responsable de l’Unité de médecine sexuelle et sexologie aux Hôpitaux universitaires de Genève (HUG) et coresponsable de la Consultation de médecine sexuelle du CHUV, Francesco Bianchi-Demicheli espère que cette lente libération du discours rimera avec une avancée de la recherche dans le domaine de la sexualité féminine. Mais que reste-t-il à faire, au juste? «Tout!», plaisante-t-il. Selon lui, la question du désir est une piste extrêmement intéressante.

«Quand on parle de pilule du désir féminin, les gens ont peur. Mais il ne faut pas oublier qu’avec le Viagra, c’était exactement pareil.»

De là à dire qu’une simple pilule parviendrait à résoudre le mystère du désir féminin, il y a un pas que le spécialiste ne franchit pas. «La sexualité féminine est un domaine de recherche qui nécessite une approche multidisciplinaire. Les chercheurs issus de divers domaines (psychologie, neurosciences, médecine, sociologie, anthropologie, histoire, etc.) doivent travailler ensemble, sortir des sentiers battus. Encore faut-il oser…»



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Orgasme

«Tout ce blabla autour de la prétendue dichotomie entre orgasme vaginal et clitoridien est tout bonnement faux», avertit Nina Brochmann. «Un orgasme est un orgasme, quelle que soit la manière d’y parvenir. L’orgasme vaginal n’est en rien supérieur à l’orgasme clitoridien.» La réponse du corps et du cerveau est d’ailleurs «exactement la même dans les deux cas».

Clitoris

«J’ai dû attendre la
dernière partie de mon cursus médical avant d’apprendre que le clitoris est en fait un gigantesque
organe», se souvient
Nina Brochmann. «Il a la même construction que le
pénis, avec un gland, un prépuce et des tissus érectiles qui gonflent durant les phases d’excitation et de sexe.» Le petit bouton au sommet du clitoris n’est donc «que la pointe de l’iceberg».

Féminisme

«Il est impossible d’écrire un livre médical sur le corps féminin sans devenir féministe, même si on ne l’était pas au départ», constate Nina Brochmann. «Au fil des recherches, il devient tellement évident que les femmes ont été soit ignorées par la science, soit laissées à la merci de médecins masculins qui avaient suffisamment de pouvoir pour écrire les histoires qui les arrangeaient à leur propos.»