Décryptage
Texte: Bertrand Tappy

La morphine

S’il y a un produit dont la perception n’a jamais cessé de se transformer au fil des années, c’est bien la morphine.

De manière cyclique, son image continue d’osciller entre sanctification et diabolisation. Une vie tumultueuse pour cette molécule dont la découverte remonte au début du XIXe, même si le pavot – dont elle est issue – était déjà utilisé par l’homme depuis des millénaires.

«On savait de tout temps que l’ingestion d’opiacés était dangereuse et pouvait provoquer une dépendance, explique Thierry Buclin, chef du Service de pharmacologie clinique du CHUV. On a cru avoir trouvé la solution avec l’introduction de la seringue dans les années 1850, remplaçant l’administration orale.» A cette époque, la chirurgie connaît un fabuleux essor grâce à l’invention de l’anesthésie. On n’opère plus seulement les cas désespérés, hurlant de douleur: on peut dorénavant réaliser des interventions sur un patient qui recevra dès son réveil une analgésie convenable. Le produit est puissant, facile à transporter et fait rapidement son apparition sur les champs de bataille.

Mais le problème de la dépendance demeure, aggravé même par le recours aux injections. On ne compte plus les récits de patients dépendants et de personnels soignants qui détournent les stocks pour leur consommation personnelle. La situation dégénère à tel point que débute une campagne énergique de restriction et de contrôle des stupéfiants durant la Première Guerre mondiale.

«Cette crise s’expliquait peut-être aussi par le moralisme de l’époque, et s’accompagnait d’une négligence tragique envers la souffrance des patients, ajoute Thierry Buclin.
Je me souviens que des décennies plus tard, durant mes études, la morphine véhiculait encore une image d’extrême-onction, réservée principalement à ceux qui étaient condamnés.»

La tendance s’inversera dans les années 1960 suite à l’activisme de pionniers de l’antalgie tels que Cicely Saunders, révoltée par les souffrances endurées par ses patients. Elle mènera un long combat, créant notamment le premier centre de soins palliatifs du Royaume-Uni. «C’est le début d’une prise de conscience globale de la souffrance à l’hôpital, continue Thierry Buclin. De nombreux ouvrages sont rédigés dans cette voie (notamment «Anthropologie de la douleur» de David Le Breton) et transforment la manière d’enseigner la gestion de la douleur aux professionnels en promouvant un recours précoce et abondant à la morphine.»


Près de 150 ans après son arrivée, la morphine reste donc un produit irremplaçable: «Mais tout n’est pas dit, conclut Thierry Buclin. Alors que l’antalgie reste très insuffisante dans les pays en développement, la consommation d’opiacés augmente nettement dans les régions industrialisées, mais les surdosages, les abus et même les décès reprennent l’ascenseur.» De nouveaux virages en vue?



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